Nicolas Deleau – Epiphanies (extraits) –

1.
Et il lui dit :
Nous irons dans le Tigré.
Ce sera le matin ; la lumière baignera crue
nos gestes engourdis et l’on sentira, imperceptible,
ce frémissement que prennent parfois les paysages
familiers : un départ !
Nous embarquerons, chacun se calera pour la route.
Nous quitterons ensemble ces collines au flanc
desquelles se mêlent les échos perdus de la ville
et des hyènes. Nous longerons les routes,
interminablement, jusqu’aux plaines arides.
Mais ils étaient là, juste là; et des promesses,
tels les moutons qu’abrite l’ombre de midi,
se nichaient patientes contre leur seuil.
3.
Chargés de bidons jaunes ou rouges,
chargés de fagots de bois trois fois grands
comme les femmes qui les portent, chargés de
bâtons, de fusils, de la marche d’un troupeau,
d’un ballot de bijoux d’argent ou de sacs de
semences, de poteries, chargés – et qui cheminent.
Ici, on va.
Peuple de marcheurs, peuple en route,
peuple pastoral, à la frange – juste à la frange.
A merci.
Au moindre caprice du climat.
Peuples précaires, infiniment : portez !
Exodes sans destination. Exodes massifs,
exodes vespéraux, sous l’œil rond du soleil,
entre les ombres. Exodes en chapelets, isolés,
en familles, en bandes, en armes –
Anes de bât,
Dromadaires,
Calèches gémissantes,
Foins, bois, eau, et ce que l’on vendra plus
loin, et les rumeurs encore trop lointaines
des marchés que l’on devine,
Et les bâtons sur les épaules soutiennent les
mains fatiguées – silhouettes crucifiées, pai-
sibles – et les futas volent aux vents solaires.
Les armes brillent.
4.
J’ai vu l’argent à leurs oreilles, leurs che-
veux de jais de dentelle, le ciel de nuit posé
sur leurs peaux sombres, ceignant leurs yeux,
feux follets.
Ici, maintenant.
Et partout cette quiétude, et partout cette
sollicitude qui – digne, courtoise, distante –
bondit , mord le ventre et ne lâche plus.
9.
Dehors, la nuit s’était alourdie de brume;
j’ai marché, transi, gorge et ventre brûlants,
guettant les gros yeux jaunes des taxis sans savoir
si je cherchais à les éviter ou à les héler.
Je me souviendrai longtemps de ces vieilles
Lada bleues et blanches, brinquebalantes,
empestant l’essence et grimpant crachotantes
-étemels derniers râles – jusqu’aux pentes
sans lumière de nos quartiers.
Havres d’un soir.
Le confort d’un siège défoncé, mais au sec;
un peu de musique; la main paisible d’un guide
qui lâche un instant le volant et cherche,
dans le noir, une tige de khat dans le gros
bouquet posé à la place du mort.
Je serai bientôt chez nous. Je me blottirai
contre toi et te raconterai, demain,
cette sourde envie de pleurer qui m’étreint.
.
Revue apulée 2016
.1 Galaxies identitaires
p 182-191
traduit en amharique par Brooke Beyene et François Morand
Ici, texte intégral avec sa traduction en amharique
lire également quelques reflexions sur la traduction en amharique des Epiphanies de Pierre Deleau
William Carlos Williams – Le Moineau –

Traduit par Valérie Rouzeau
(À mon père)
Ce moineau
qui se pose sur ma fenêtre
incarne une vérité
plus poétique que naturelle.
Sa voix.
ses mouvements,
ses habitudes –
comme il aime
à secouer ses ailes
dans la poussière –
tout le confirme ;
certes, il fait cela
pour chasser la vermine
mais son soulagement
lui fait
jeter un cri vigoureux
plus caractéristique
du registre musical
que d’autre chose.
Où qu’il se trouve
au début du printemps
dans une rue mal famée
comme auprès d’un palace
imperturbablement
il vaque
à ses amours.
Ça commence dans l’œuf,
son sexe veut ça :
Quoi de plus prétentieux
et vain
que ce dont nous
sommes le plus fiers ?
Et qui souvent nous mène
à notre perte.
La voix provocatrice
du jeune coq, du corbeau
ne saurait surpasser
la ferveur
de son tchip !
Une fois
à El Paso
vers le soir,
j’ai vu – et entendu ! –
des milliers de moineaux
venus du désert
se percher.
Ils remplissaient les arbres
d’un petit parc. On s’enfuyait
(les oreilles qui tintaient)
loin de leurs fientes,
abandonnant les lieux
aux alligators
qui habitent
la fontaine. Son image
est aussi familière
que celle de l’aristocratique
licorne, dommage
que de nos jours
on ne consomme pas plus d’avoine,
il aurait la vie
plus facile.
Il a
sa petite taille,
son œil vif,
son bec solide
et sa combativité
pour s’en tirer –
sans parler
de son innombrable
progéniture.
Même les Japonais
le connaissent
et l’ont peint
avec bienveillance,
une profonde acuité
jusqu’en ses moindres
caractéristiques.
Rien à signaler
de très subtil
quant à sa parade nuptiale.
Il se tapit
devant la femelle .
laisse trainer ses ailes
tout en valsant,
rejette la tête en arrière
et sans plus de cérémonie
braille ! Son vacarme
est épouvantable.
La façon qu’il a de se frotter le bec
contre une planche
pour le nettoyer
est irrévocable.
Ainsi de tout
ce qu’il fait. Ses sourcils cuivrés
au-dessus des yeux
lui donnent un air
d’éternel
vainqueur – et pourtant
une fois j’ai vu
une femelle de son espèce
résolument
cramponnée à une
gouttière
l’attraper
par la calotte
et le contraindre
au silence,
à la soumission,
le tenant suspendu au-dessus de la rue
jusqu’à
ce qu’elle en ait fini avec lui.
A quoi tout cela
pouvait-il bien servir ?
Elle était là suspendue
elle-même,
déconcertée par sa victoire.
J’ai ri de bon coeur
Réaliste jusqu’au bout
c’est le poème
de son existence
qui l’a emporté
finalement ;
une touffe de plumes
aplatie
sur le bitume,
les ailes écartées symétriques
comme en plein vol, la tête arrachée,
l’écusson noir du poitrail
indéchiffrable,
une effigie de moineau,
rien qu’une hostie desséchée,
pour dire
ce qu’elle dit,
sans offense,
admirablement ;
C’était moi,
un moineau.
J’ai fait de mon mieux ;
salut.
William Carlos Williams
The Sparrow
(To My Father)
This sparrow
who comes to sit at my window
is a poetic truth
more than a natural one.
His voice,
his movements,
his habits —
how he loves to
flutter his wings
in the dust —
all attest it ;
granted, he does it
to rid himself of lice
but the relief he feels
makes him
cry out lustily —
which is a trait
more related to music
than otherwise.
Wherever he finds himself
in early spring,
on back streets
or beside palaces,
he carries on
unaffectedly
his amours.
Il begins in the egg,
his sex genders it :
What is more pretentiously
useless
or about which
we more pride ourselves ?
It leads as often as not
to our undoing.
The cockerel, the crow,
with their challenging voices
cannot surpass
the insistence
of his cheep !
Once
at El Paso
toward evening,
I saw and heard ! —
ten thousand sparrows
who had come in from
the desert
to roost. They filled the trees
of a small park. Men fled
(with ears ringing !)
from their droppings,
leaving the premises
to the alligators
who inhabit
the fountain. His image
is familiar
as that of the aristocratic
unicorn, a pity
there are not more oats eaten
nowadays
to make living easier
for him.
At that,
his small size,
keen eyes,
serviceable beak
and general truculence
assure his survival –
to say nothing
of his innumerable
brood.
Even the Japanese
know him and have painted him
sympathetically,
with profound insight
into his minor
characteristics.
Nothing ewen remotely
subtle
about his lovemaking.
He crouches
before the female,
drags his wings,
waltzing,
throws back his head
and simply —
yells ! The din
is terrific.
The way he swipes his bill
across a plank
to clean it,
is décisive.
So with everything
he does. His coppery
eyebrows
give him the air
of being always
a winner — and y et
I saw once,
the female of his species
clinging determinedly
to the edge of
a water pipe,
catch him
by his crown-feathers
to hold him
silent,
subdued,
hanging above the city streets
until
she was through with him.
What was the use
of that?
She hung there
herself,
puzzled at her success.
I laughed heartily.
Practical to the end
it is the poem
of his existence
that triumphed
finally;
a wisp of feathers
flattened to the pavement,
wings spread symmetrically
as if in flight,
the head gone,
the black escutcheon of the breast
undecipherable,
an effigy of a sparrow,
a dried wafer only,
left to say
and it says it
without offense,
beautifully ;
This was I,
a sparrow.
I did my best ;
farewell.
(A journey to love 1955)
in Po&sie n°167-168 des oiseaux
Sous les yeux fertiles du temps ( RC )
A tous les rivages et au murmure des vagues
Les paroles croisées, le bonheur d’une inspiration
Ainsi, le ressac régulier, et l’écume
Qui prend et donne, reprend encore
L’appel des sirènes s’est perdu dans la brume
———Personne n’en propose de traduction.
Le pays s’est usé de son voisinage,
Pour tatouer la mer de rochers,
C’est une lente métamorphose,
Qui transporte les éléments
Sous les yeux fertiles du temps
Au-delà du plein chant du soleil
Les falaises parait-il reculent
Et cèdent au liquide des arpents de prés,
Les remparts de la ville s’approchent du bord
Et seront un jour emportés,
Comme le sont les siècles
Aux haleines des brises et tempêtes.
Faute d’apprivoiser le temps
Il faut faire avec son souffle
Et le berger pousse ses troupeaux sur la plaine
Puis les plateaux, qui offrent
A toutes les transhumances, leurs drailles séculaires
D’un parcours recommencé, au cycle des saisons.
RC – 14 octobre 2012
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