Marina Tsvetaïeva – une fleur épinglée à la poitrine

Une fleur épinglée à la poitrine.
Je ne sais déjà plus qui l’a épinglée.
Inassouvie, ma soif de passion,
De tristesse et de mort.
Par le violoncelle et par les portes
Qui grincent, par les verres qui tintent
Et le cliquetis des éperons, par le signal
Des trains du soir,
Par le coup de fusil de chasse
Et par le grelot des troïkas –
Vous m’appelez, vous m’appelez,
Vous – que je n’aime pas !
Mais il est encore une joie :
J’attends celui qui, le premier,
Me comprendra, comme il le faut –
Et tirera à bout portant
( poème écrit le 22 octobre 1915 )
Ilarie Voronca – rien n’obscurcira la beauté du monde

Rien n’obscurcira la beauté de ce monde
Les pleurs peuvent inonder toute la vision. La souffrance
Peut enfoncer ses griffes dans ma gorge. Le regret,
L’amertume, peuvent élever leurs murailles de cendre,
La lâcheté, la haine, peuvent étendre leur nuit,
Rien n’obscurcira la beauté de ce monde.
Nulle défaite ne m’a été épargnée. J’ai connu
Le goût amer de la séparation. Et l’oubli de l’ami
Et les veilles auprès du mourant. Et le retour
Vide du cimetière. Et le terrible regard de l’épouse
Abandonnée. Et l’âme enténébrée de l’étranger,
Mais rien n’obscurcira la beauté de ce monde.
Ah ! On voulait me mettre à l’épreuve, détourner
Mes yeux d’ici-bas. On se demandait : « Résistera-t-il ? »
Ce qui m’était cher m’était arraché. Et des voiles
Sombres, recouvraient les jardins à mon approche
La femme aimée tournait de loin sa face aveugle
Mais rien n’obscurcira la beauté de ce monde.
Je savais qu’en dessous il y avait des contours tendres,
La charrue dans le champ comme un soleil levant,
Félicité, rivière glacée, qui au printemps
S’éveille et les voix chantent dans le marbre
En haut des promontoires flotte le pavillon du vent
Rien n’obscurcira la beauté de ce monde.
Allons ! Il faut tenir bon. Car on veut nous tromper,
Si l’on se donne au désarroi on est perdu.
Chaque tristesse est là pour couvrir un miracle.
Un rideau que l’on baisse sur le jour éclatant,
Rappelle-toi les douces rencontres, les serments,
Car rien n’obscurcira la beauté de ce monde.
Rien n’obscurcira la beauté de ce monde.
Il faudra jeter bas le masque de la douleur,
Et annoncer le temps de l’homme, la bonté,
Et les contrées du rire et de la quiétude.
Joyeux, nous .marcherons vers la dernière épreuve
Le front dans la clarté, libation de l’espoir.
Rien n’obscurcira la beauté de ce monde.
photo Renaud Camus
Manuel Bandeira – désenchantement

J’écris ces lignes comme quelqu’un qui pleure
de consternation… de désillusion…
Fermez mon livre si pour l’instant
vous n’avez aucune raison de remplir vos yeux de larmes.
Ma poésie est du sang. volupté brûlante…
Tristesse éparse… vains remords…
qui me font mal aux veines. Amère et chaude,
Elle tombe, goutte à goutte, du cœur.
Et de ces lignes d’angoisse sauvage ,
des lèvres s’écoule alors la vie,
Laissant un arrière-goût âcre en bouche.
-J’écris ces lignes comme quelqu’un qui se meurt.
Teresopolis, 1912
Desencanto
Eu faço versos como quem chora
De desalento… de desencanto…
Fecha o meu livro, se por agora
Não tens motivo nenhum de pranto.
Meu verso é sangue.
Volúpia ardente…
Tristeza esparsa… remorso vão…
Dói-me nas veias.
Amargo e quente,
Cai, gota a gota, do coração.
E nestes versos de angústia rouca
Assim dos lábios a vida corre,
Deixando um acre sabor na boca.
–Eu faço versos como quem morre.
Teresópolis, 1912
Léonard de Vinci – tristesse

La tristesse ressemble au corbeau qui, quand il voit ses petits naître
blancs , part dans un grand chagrin, et les abandonne avec tristesse,
lamentation, et ne les nourrit pas jusqu’à ce qu’il en voit quelques-uns
avec des plumes noires.
( extrait des notes de L de Vinci sur les oiseaux )
une autre:
Le pinson doré est un oiseau dont on raconte que, lorsqu’il est
en présence d’une personne malade,
si l’homme malade est en train de mourir, l’oiseau détourne la tête
et ne le regarde jamais; mais si l’homme malade doit être sauvé
l’oiseau ne le perd jamais de vue mais il est
la cause de sa guérison.
C’est ainsi que c’est l’amour de la vertu. Il ne regarde jamais aucune chose vile ou
élémentaire, mais plutôt s’accroche toujours à des choses pures et vertueuses et
s’installe dans un cœur noble; comme le font les oiseaux dans les bois verts
sur les branches fleuries. Et cet Amour se montre plus dans l’adversité
que dans la prospérité; comme le fait la lumière, qui brille le plus là où l’endroit
est le plus sombre.
Paul Gravillon – la tristesse et le jour se ressemblent

Un visage accroché à des algues
un balcon troué par une bombe
des paupières de violettes
des Joues de crépuscule
des yeux d’orient
perles noires dans un jour glauque
tournées vers le futur
illisibles
tous les genres se mélangent
les classes les races
les femmes se donnent et restent vierges
tout le monde est pardonné
la tristesse et la joie se ressemblent
tout se poursuit
plus rien n’importe
la femme cancéreuse se caresse le sein
les grands hommes ne meurent plus
ils remplissent les rues
faire l’amour c’est faire son salut
la main de parkinson
sème l’or à tous vents
les tigresses ont la caresse facile
et les biches sont sanglées comme des femmes
leur tresse comme une loutre endormie sur l’épaule
fatiguée de tant de pays
leur nudité ne se vend plus
elles entrent à l’académie des beaux-arts
les rois hydrocéphales
se couvrent le front d’une feuille d’or
et les princesses aztèques
les yeux brouillés de sable
sont à genoux et prient entre leurs cuisses
déjà la nuit
a mis ses doigts sur leur joue gauche
déjà se cambre leur jeunesse ‘
et le vieil homme a revêtu
son pyjama d’agonisant
près de sa main s’arrête
la fille aux yeux de lit
aux cuisses aspirantes
ou bien selon les jours
la viergeronnette en madras bleu
dont le pied effleure l’ordure
et dont la chair
sent le pain chaud
mais l’homme se meurt et d’autres baisent
voici la fin et le commencement
les sphinx dans le vent
ont perdu leurs cheveux
II y a aussi des combats dans le ciel
souvent volent des débris d’anges
lumineux ou funèbres
tandis que le vent crie en silence
et que brillent
les cuirasses du soleil
les cavaleries de dentelles fuient
au ralenti
sur le silex du ciel
croisées par les corbeaux qu’attire
l’immense tache rousse
qui sourd à l’horizon
alors les éventails verts
constellés de cris d’oiseaux
éventent les colombes
échauffées par le sang
il pleut tant de lumière
sur les coffrets de bijoux de l,a terre
que toutes les portes
restent closes
Hannah Arendt – Heureux celui qui n’a pas de patrie

La tristesse est comme une lumière dans le coeur allumée,
L’obscurité est comme une lueur qui sonde notre nuit.
Nous n’avons qu’à allumer la petite lumière du deuil
Pour, traversant la longue et vaste nuit, comme des ombres nous retrouver chez nous.
La forêt est éclairée, la ville, la route et l’arbre.
Heureux celui qui n’a pas de patrie ; il la voit encore dans ses rêves.
Die Traurigkeit ist wie ein Licht im Herzen angezündet,
Die Dunkelheit ist wie ein Schein, der unsere Nacht ergründet.
Wir brauchen nur das kleine Licht der Trauer zu entzünden,
Um durch die lange weite Nacht wie Schatten heimzufinden.
Beleuchtet ist der Wald, die Stadt, die Strasse und der Baum.
Wohl dem, der keine Heimat hat; er sieht sie noch im Traum.
Tristesse – ( Susanne Derève)
Zoran Mušič – personnage
Il fait ce soir un temps d’une affreuse tristesse
Les nids sont vides
et le gui a fini d’étrangler les pommiers
Le temps est aussi gris qu’un mur de Dubuffet
ou bien qu’un chien tenu en laisse
Que reste-t-il
de ces années de liesse
de mes jeunes années
De Muzic à Kiefer,
le temps a dévoilé peu à peu ses charniers
de brouillards et de cendres
de carcasses froissées
Je les souligne d’encre noire
aux angles aigus de la mémoire
sans trembler
Il fait ce soir un temps d’une amère tristesse
La nuit est claire.
Pourtant,
comment la voir encore avec un cœur d’enfant
alors qu’elle court avec son œil de chat huant
comme un long corbillard
à corps perdu
vers le néant
Roger Wallet – ça ressemble à une vie
photo: Willy Rizzo
Ca ressemble à une vie
bonjour tristesse
le titre qui lui a plu il ne connaît
pas l’auteur mis à part du passé
il ne connaît
pas d’auteur Saint-Ex bien sûr comme tout le monde
et puis l’aîné l’a offert à son frère…
il l’a dans un coin de l’atelier adieu tristesse / bonjour tristesse /
tu es inscrite dans les lignes du plafond / tu es inscrite dans les yeux que j’aime…
ému les yeux que j’aime cette voix…
c’est comme si c’était elle qui lui parlait
et il le relit le sait vite par cœur le poème de P.Eluard au début
je vous le rapporte je il se sent gauche. je l’ai lu.
un silence. c’est très…
il se tait
elle est debout elle le regarde
aurait pas dû venir c’est trop… compliqué ?
prenez-en un autre elle sourit. lui : le cœur qui
bat comme un fou là-dedans
la main tremble elle doit le voir [il pense]. s’approche de la bibliothèque
la dévisage les yeux le nez la bouche
– le mot rien que le mot le fait frissonner
–
vous…
rien d’autre.
tourne le dos s’excuse
il sent sa main sur sa nuque ses yeux sa bouche….
( extrait du site des éditions des Vanneaux )
Miquel Marti I Pol – Absence
( interprété librement à partir d’une traduction bancale du texte original en catalan ).
peinture: Dillon Samuelson
Il y a toujours quelque chose,
un souffle, une parole, un mot
qui remplit le manque de toi ;
c’est cette armure qui me protège
du cauchemar de la colère et de la tristesse.
Après, tu deviens présente
dans chaque vers écrit,
et quand je les redis , solitaire,
il n’y a pas de distance entre ton corps et le mien,
unis toujours davantage dans le poème .
Marina Tsvetaiëva – combien de tristesse noire gronde sous mes cheveux clairs
Si vous saviez, passants, attirés
Par d’autres regards charmants
Que le mien, que de feu j’ai brûlé,
Que de vie j’ai vécu pour rien,
Que d’ardeur, que de fougue donnée
Pour une ombre soudaine ou un bruit…
Et mon cœur, vainement enflammé,
Dépeuplé, retombant en cendres.
ô, les trains s’envolant dans la nuit
Qui emportent nos rêves de gare…
Sauriez-vous tout cela, même alors,
Je le sais, vous ne pourriez savoir
Pourquoi ma parole est si brusque
Dans l’éternelle fumée de cigarette
Et combien de tristesse noire
Gronde sous mes cheveux clairs.
Koktebel, 17 mai 1913
Henri Rode – Le monstre
LE MONSTRE (fragment)
« Je vois le monstre de préférence (et c’est toujours ici de préférence qu’il s’agit) dans l’objet, le légume, le résidu dont on a su d’abord tirer usage, le fruit pressuré et la montre écrasée, pour les rejeter ensuite dans un coin où l’objet, le fruit, la montre, etc., poursuivent leur existence inutilisable.
Prenons ce tas de pelures d’oignons roux laissé au milieu du fenil apparemment oublié de Dieu et des hommes, une humble toison à peine dorée d’un rayon et qui ne donne au préalable aucune impression de protestation ni même d’existence, qu’un distrait pourrait fouler aux pieds, une araignée traverser sans risque, un balai balayer sans remords. Je songe : trop facile de te passer de toi pour expliquer. Et c’est pourquoi je repasse. Je ne veux pas donner dans le panneau.
C’est au contraire avec un grand souci de sympathie que je me penche sur le tas de pelures. Je les fouille, les sens, des monceaux de vers doivent les travailler mais ici mon observation est courte. Je pourrais expliquer la larve plus l’éclosion sans aboutir à aucune satisfaction personnelle. Chercher une ressemblance n’est jamais le fait du hasard mais d’un besoin intérieur, d’un rassurement dirai-je.
Pour me rassurer quant à la destination de ces pelures prêtes à se dissoudre en poussière, il me faut une expérience neuve et définir pourquoi, pourquoi ? Chaque fois que je passais près du tas et quel que fût mon état d’absence une tristesse incompréhensible me prenait, pourquoi tout déchet, tout objet délaissé dans un coin ne me semblait jamais tout à fait fini ni inutile, et pourquoi en fin de compte mon utilité au jour ne me paraissait ni plus certaine ni plus étonnante que celle du moindre objet, pour peu que je descende aux sources de la création. »
Henri RODE in « Cahiers du Sud » n° 293 (1949)
Philippe Delaveau – Les monts bleus
peinture : Morgan Ralston
–
Les monts bleus et le ciel songeur.
Toi
Dont les yeux ardents sont
L’abri du ciel et des monts.
Source, frisson, tristesse, joie.
Je baiserai de ma langueur
Ta bouche.
Je vois les mots se former
Dans tes pupilles, sur tes lèvres.
Et je respire ton haleine.
Je me raccroche à la vie,
Je sais l’existence du monde
Lorsque je tiens ta main.
–
in (Le Veilleur amoureux)
W H Auden – Atlantide
–
Obsédé par l’idée
d’atteindre l’Atlantide,
tu as, bien sûr, trouvé
que seule la Nef des Fous
fait le voyage cette année,
parce qu’on prévoit des tempêtes
d’une violence exceptionnelle
et que tu dois donc être prêt
à te montrer assez absurde
pour être accepté dans la bande
en faisant tout au moins semblant
d’aimer l’alcool, la farce et le tapage.
Si, comme il se peut, les tempêtes
devaient t’amener à mouiller une semaine
dans quelque vieux port d’Ionie,
parle avec ses savants retors,
des gens qui ont prouvé l’impossibilité
d’un endroit tel que l’Atlantide ;
apprends leur logique, mais note
que leur subtilité trahit
une simple, énorme tristesse ;
ils t’enseigneront la façon
de douter que tu puisses croire.
Si, plus tard, tu viens à échouer
sur les promontoires de Thrace,
où, torche en main, toute la nuit,
une race barbare et nue
fait des bonds forcenés aux sons
de la conque et du gong discordant,
sur ces rivages durs, sauvages,
arrache tes habits et danse,
car si tu n’es pas capable
d’oublier complètement
l’Atlantide, ton voyage
ne s’achèvera jamais.
De même, si tu arrives
à la joyeuse Carthage
ou à Corinthe, prends part
à leurs amusements sans fin ;
et si, dans un bar, une fille
dit, en caressant tes cheveux :
« Chérie, c’est ici l’Atlantide »,
écoute avec grande attention
l’histoire de sa vie : à moins
de connaître dès à présent
chaque refuge qui s’efforce
de jouer l’Atlantide, à quoi
reconnaître la véritable ?
À supposer que tu échoues enfin
près de l’Atlantide et commences
le terrible voyage à pied
à travers les forêts sinistres et les steppes
glacées où tous seront bientôt perdus,
si, abandonné, tu te trouves
rejeté de tous les côtés,
pierre et neige, air vide et silence,
rappelle-toi les nobles morts
et fais honneur à ton destin,
toi le voyageur tourmenté,
le dialecticien bizarre.
Trébuche, avance et réjouis-toi ;
et si, peut-être parvenu enfin
jusqu’au dernier col, tu t’effondres?
avec l’Atlantide entière qui rayonne
à tes pieds sans que tu puisses
y descendre, sois fier pourtant
d’apercevoir cette Atlantide
dans une vision poétique,
rends grâces et repose en paix,
car tu auras vu ton salut.
Tous les petits dieux domestiques
sont en pleurs, mais fais tes adieux
à présent, et embarque-toi.
Bon voyage, ami, bon voyage,
puissent Hermès, le dieu des routes,
et les quatre nains Cabires
te protéger et te servir
toujours, et puisse l’Éternel
t’offrir pour ce que tu dois faire
sa direction invisible
en répandant, ami, sur toi
la lumière de Son visage.
Wystan Hugh Auden, in Poésies choisies,
Projections – ( RC )

dessin: Carl Mehrbach / drawing_No1-1977.jpg
On peut toujours faire appel aux interprètes,
Pour savourer la couleur des mots,
Rendre la douceur des peaux,
Et dire la pesanteur des jours,
En plaçant une feuille de papier,
Entre ce qu’on perçoit du monde,
Et son espace , rouillé des couleurs
Qui se mélangent hors de notre atteinte.
Mais se traduisent néanmoins,
Par ce que j’y projette …
Une empreinte dont l’obscurité,
Accompagne notre marche.
Des pas lourds, et ,à tout âge
On peut me suivre à la trace,
Les pistes s’emmêlent, se contredisent…
Je me perds souvent dans la forêt des songes.
C’est sans doute justement,
Parce qu’il y a cette feuille,
Sur laquelle la joie cotôie la tristesse,
Et les écritures s’y recouvrent.
–
RC- Janvier 2014
Maurice Fickelson – pratique de la mélancolie – Le visiteur

LE VISITEUR
Le roi vient me voir. Oui, seul, en toute simplicité, chaque jour, à la tombée de la nuit. Il entre, il s’assoit, toujours près de la fenêtre. Puis nous causons. C’est devenu comme une habitude
-je veux dire, une chose qu’il fait, lui, sans y penser, je le suppose, je ne peux que le supposer, car comment oserais-je formuler la moindre, la plus anodine question ?
Sans y penser, distraitement – c’est l’impression qu’il me donne.
Avec une sorte de lassitude – que j’attribue aux soucis de la royauté qui ont pesé sur ses épaules jusqu’au soir, et qu’il abandonne pour un moment, ici, dans ma maison, délivre de l’exigence de paraître, seul avec moi.
Pourquoi m’a-t-il choisi ? Rien ne me désignait, moi qui vis retiré le peu de jours qu’il me reste. Mais aussi bien, ce n’est peut-être pas un choix qu’il a fait, quelque chose de délibéré, de voulu, l’accomplissement réfléchi d’une intention. J’admets que les rois peuvent avoir des raisons qui nous échappent, mais il est tellement plus vraisemblable qu’il soit entré ici par hasard.
Puis il serait revenu en se disant : là ou ailleurs, pourquoi changer ? Comme on ne peut s’empêcher de vouloir des causes compréhensibles aux faits qui ne le sont pas, je me suis dit que ce devait être la situation de ma maison, un peu à l’écart, en retrait de la rue, qui avait attiré le roi, la seule à être précédée d’un jardin auquel je consacre le plus clair de mon temps et mes dernières forces. Oui, le roi aurait pu être attiré par les fleurs, bien qu’il ne leur accorde, durant ses visites, aucune attention, pas même un regard.
Je me suis aussi demandé, du moins au début, tout à fait au début, si c’était réellement le roi. Car il vient sans les attributs de la royauté. Sinon cet air de tristesse sur le visage, de profonde, de rêveuse tristesse. Est-ce bien de la tristesse, d’ailleurs ?
Je veux dire, celle que nous connaissons. Comment la situer sur la carte de nos sentiments, quand il n’existe pas de critère et qu’aucune comparaison n’est possible ? Le premier soir, en entrant, il m’a dit : Je suis le roi. nous nous ne sommes jamais revenus là-dessus.s’ assoit près de la fenêtre, et nous causons. lui avec cette sorte d’indifférence – mais il arrive à certains moments, il arrive qu’il s’anime, qu’il montre de l’intérêt.
Je serais bien embarrassé de dire à propos de quoi. Là non plus je ne parviens pas à suivre les cheminements de son esprit royal : il attache une importance inexplicable à des choses apparemment insignifiantes, sur lesquelles il paraît anxieux de connaître mon opinion. J’ai quelquefois l’impression qu’il aimerait s’assurer qu’il n’y a pas eu une erreur commise, je ne saurais dire où.
Quand il est détendu, il s’intéresse aux oiseaux. Il en parle, me demande ce que je sais de telle ou telle variété, discute de leurs habitudes de vol et s’interroge sur les significations diverses de leur chant. Il lui arrive alors de lever les yeux vers le ciel où l’on aperçoit, très haut, immobile, et seulement à cette heure-là, juste après le coucher du soleil, un aigle. Est-ce son aigle, à lui ? Mais pourquoi aurait-il pour l’observer ce regard si morne ? Il ne veut pas que j’allume la lampe. Il se complaît dans la pénombre du crépuscule, et moi, dans ces minutes, je le vois comme à travers une pluie de fines cendres.
Constantin Simonov – Attends-moi
À Valentina Serova
Attends-moi et je reviendrai
Mais attends très fort,
Attends moi quand les pluies jaunes
Apportent la tristesse
Attends quand les neiges tournoient,
Attends quand triomphe l’été
Attends quand le passé s’oublie
Et qu’on n’ attend plus les autres.
Attends, quand de très loin
Le courrier ne vient plus.
Attends, quand sont fatigués
Ceux qui avec toi attendent.
Ne leur pardonne pas, à ceux
Qui vont trouver les mots pour dire
Qu’est venu le temps de l’oubli.
Et s’ils croient, mon fils et ma mère,
S’ils croient, que je ne suis plus,
Si les amis, las de m’attendre
Viennent s’asseoir près du feu,
A boire le vin amer
A la mémoire de mon âme…
Attends. Et ne te hâte pas
De boire avec eux.
Attends-moi et je reviendrai.
Pour faire enrager toutes les morts.
Et qui ne m’aura pas attendu
Qu’il dise : « Il a eu de la chance ».
Ceux qui ne m’ont pas attendu
D’où le comprendraient-ils, comment
En plein milieu du feu,
Par ton attente
Tu m’a sauvé.
Comment j’ai survécu, seuls toi et moi
Nous le saurons ;
C’est simple : tu as su attendre, comme personne
–
Langston Hugues – Weary Blues poems

photo: auteur non identifié le bluesman T Bone Walker
Et loin dans la nuit, il chantonnait cet air.
Les étoiles sont parties , et ainsi fit la lune.
Le chanteur a arrêté de jouer et est allé dormir
Pendant que le Weary Blues lui fait écho dans sa tête.
Il dormit comme un roc ou un homme qui est mort .
(ma traduction diffère sensiblement de celle fournie avec le poème entier en dessous)
And far into the night he crooned that tune.
The stars went out and so did the moon.
The singer stopped playing and went to bed
While the Weary Blues echoed through his head.
He slept like a rock or a man that’s dead…
—
( Le haut-parleur de « The Weary Blues » de Langston Hughes décrit une soirée à écouter un musicien de blues à Harlem.
Avec sa diction, sa répétition de lignes et sa prise en compte des paroles de blues, le poème évoque le ton lugubre et le tempo de la musique blues et donne aux lecteurs une appréciation de l’état d’esprit du musicien de blues dans le poème.)
–Langston Hughes, a laissé une œuvre abondante de poète, de nouvelliste, de dramaturge et d’essayiste. Les poèmes qui suivent sont extraits de son premier recueil paru en 1925, « The Weary Blues ».
d’autres poèmes de Langston Hugues:
LE NÈGRE PARLE DES FLEUVES
J’ai connu des fleuves
J’ai connu des fleuves anciens comme le monde et plus vieux
que le flux du sang humain dans les veines humaines.Mon âme est devenue aussi profonde que les fleuves.
Je me suis baigné dans l’Euphrate quand les aubes étaient neuves.
J’ai bâti ma hutte près du Congo et il a bercé mon sommeil.
J’ai contemplé le Nil et au-dessus j’ai construit les pyramides.
J’ai entendu le chant du Mississipi quand Abe Lincoln descendit
à la Nouvelle-Orléans, et j’ai vu ses nappes boueuses transfigurées
en or au soleil couchant.J’ai connu des fleuves :
Fleuves anciens et ténébreux.Mon âme est devenue aussi profonde que les fleuves.
(paru dans la revue « Crisis » en 1921)
–
I’ve known rivers:
I’ve known rivers ancient as the world and older than the flow of human blood in human veins.
My soul has grown deep like the rivers.
I bathed in the Euphrates when dawns were young.
I built my hut near the Congo and it lulled me to sleep.
I looked upon the Nile and raised the pyramids above it.
I heard the singing of the Mississippi when Abe Lincoln went down to New Orleans, and I’ve seen its muddy bosom turn all golden in the sunset.
I’ve known rivers:
Ancient, dusky rivers.
My soul has grown deep like the rivers.
MOI AUSSI
Moi aussi, je chante l’Amérique.
Je suis le frère à la peau sombre.
Ils m’envoient manger à la cuisine
Quand il vient du monde.
Mais je ris,
Et mange bien,
Et prends des forces.Demain
Je me mettrai à table
Quand il viendra du monde
Personne n’osera
Me dire
Alors
« Mange à la cuisine ».De plus, ils verront comme je suis beau
Et ils auront honte, –Moi aussi, je suis l’Amérique.
—–
I, Too
I, too, sing America.
I am the darker brother.
They send me to eat in the kitchen
When company comes,
But I laugh,
And eat well,
And grow strong.Tomorrow,
I’ll be at the table
When company comes.
Nobody’ll dare
Say to me,
« Eat in the kitchen, »
Then.Besides,
They’ll see how beautiful I am
And be ashamed–I, too, am America.
LE BLUES DU DÉSESPOIR
[THE WEARY BLUES]
Fredonnant un air syncopé et nonchalant,
Balançant d’avant en arrière avec son chant moelleux,
J’écoutais un Nègre jouer.
En descendant la Lenox Avenue l’autre nuit
A la lueur pâle et maussade d’une vieille lampe à gaz
Il se balançait indolent…
Il se balançait indolent…
Pour jouer cet air, ce Blues du Désespoir.
Avec ses mains d’ébène sur chaque touche d’ivoire
Il amenait son pauvre piano à pleurer sa mélodie.
O Blues !
Se balançant sur son tabouret bancal
Il jouait cet air triste et rugueux comme un fou,
Tendre Blues !
Jailli de l’âme d’un Noir
O Blues !D’une voix profonde au timbre mélancolique
J’écoutais ce Nègre chanter, ce vieux piano pleurer –
« J’n’ai personne en ce monde,
J’n’ai personne à part moi.
J’veux en finir avec les soucis
J’veux mettre mes tracas au rancart. »
Tamp, tamp, tamp ; faisait son pied sur le plancher.
Il joua quelques accords et continua de chanter –
« J’ai le Blues du Désespoir
Rien ne peut me satisfaire.
J’n’aurai plus de joie
Et je voudrais être mort. »
Et tard dans la nuit il fredonnait cet air.
Les étoiles disparurent et la lune à son tour.
Le chanteur s’arrêta de jouer et rentra dormir
Tandis que dans sa tête le Blues du Désespoir résonnait.
Il dormit comme un roc ou comme un homme qui serait mort.
———————–
Droning a drowsy syncopated tune,Rocking back and forth to a mellow croon,I heard a Negro play.Down on Lenox Avenue the other nightBy the pale dull pallor of an old gas lightHe did a lazy sway . . .He did a lazy sway . . .To the tune o’ those Weary Blues.With his ebony hands on each ivory keyHe made that poor piano moan with melody.O Blues!Swaying to and fro on his rickety stool He played that sad raggy tune like a musical fool.Sweet Blues!Coming from a black man’s soul.O Blues! In a deep song voice with a melancholy tone I heard that Negro sing, that old piano moan—« Ain’t got nobody in all this world,Ain’t got nobody but ma self.I’s gwine to quit ma frownin’And put ma troubles on the shelf. »Thump, thump, thump, went his foot on the floor.He played a few chords then he sang some more— « I got the Weary BluesAnd I can’t be satisfied. Got the Weary BluesAnd can’t be satisfied— I ain’t happy no mo’And I wish that I had died. » And far into the night he crooned that tune.The stars went out and so did the moon.The singer stopped playing and went to bedWhile the Weary Blues echoed through his head.He slept like a rock or a man that’s dead. –
NÈGRE
Je suis un Nègre :
Noir comme la nuit est noire,
Noir comme les profondeurs de mon Afrique.J’ai été un esclave :
César m’a dit de tenir ses escaliers propres.
J’ai ciré les bottes de Washington.J’ai été ouvrier :
Sous ma main les pyramides se sont dressées.
J’ai fait le mortier du Woolworth Building.J’ai été un chanteur :
Tout au long du chemin de l’Afrique à la Géorgie
J’ai porté mes chants de tristesse.
J’ai créé le ragtime.Je suis un Nègre :
Les Belges m’ont coupé les mains au Congo.
On me lynche toujours au Mississipi.Je suis un Nègre :
Noir comme la nuit est noire
Noir comme les profondeurs de mon Afrique.
—
I am a Negro:
Black as the night is black,
Black like the depths of my Africa.I’ve been a slave:
Caesar told me to keep his door-steps clean.
I brushed the boots of Washington.I’ve been a worker:
Under my hand the pyramids arose.
I made mortar for the Woolworth Building.I’ve been a singer:
All the way from Africa to Georgia
I carried my sorrow songs.
I made ragtime.I’ve been a victim:
The Belgians cut off my hands in the Congo.
They lynch me still in Mississippi.I am a Negro:
Black as the night is black,
Black like the depths of my Africa.
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et toujours sur Langston Hugues, voir ma parution » fresque sur Lennox Avenue«
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Nuit carmine ( RC ) – « réponse à Lamber Sav »

sculpture : Athar Jaber
Fleurs de sang,
Je ne vous connais ,
Sous la peau, – sous ta peau
Que lorsque s’ouvre,
Le tranchant d’une blessure…
J’entrevois le sommet d’une vague
Et parfois aussi son bruit .
Mon souffle a l’inflexion de la nuit,
Et cette nuit carmine,
Je la porte en toi.
Se suspendre aux nuages,
Est une méprise,
Les couleurs et lavis,
Ne sont intenses
Qu’au fond de toi-même,
La vie s’y propulse,
De corps à coeur,
Et si tu soupires,
Contre le corps dressé
De l’arbre,
Pense que ses veines,
Sont semblables aux tiennes,
Et avant que d’une frêle pousse,
Ne se dresse de fières colonnes,
Combien d’années de sève,
Il faut,
Pour que la colère et la tristesse,
S’apaise et se rassure,
Comme aussi, le temps s’apprivoise,
Et que je me fonde en ton feuillage.
> Aussi à y disparaître.
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RC – 12 août 2013
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incitation: Lamber Sav, avec « appréhension »
appréhension
sans métaphore écrasé par la chaleur
au bout du chemin
voyant les vaches dévaler dans le pré
assis sur une fourmilière
le moi bouillonne et se perd
la méditation
en wanderer
désasphyxie
ce serait de se fondre en feuillage
reprendre le chant de l’oiseau
dans l’air les nuées de mouches
se suspendre au nuage
est une méprise
se délave aux orages
tumulte
défiance
en somme
émettre les épingles des pins
en petits tas où poser la tête
aux herbes sèchent les fleurs
vice aux écorces et au sang
sans l’écrire
forcer son souffle
prévoir
aspirer
un poème
apaise et assure
le halètement du pouls contrarié
les couleurs et le lavis
les lignes foncées
la trachée de l’aorte
sont ce des tâches ces ports du rythme ?
tout et voir est affaire de respiration
mise à distance de ce qui est méprisable
la colère et la tristesse
sont dans le paysage
l’homme contre le tronc soupire
il aspire à disparaître
Getsuju
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Jacques Reda – tombeau de Bill Evans

peinture: Richard Diebenkorn Ocean Park – De Young Museum – San Francisco USA
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Comme ces longs rayons dorés du soir qui laissent
le monde un peu plus large et plus pur après eux,
sous le trille exalté d’une grive, je peux
m’en aller maintenant sans hâte, sans tristesse:
tout devient transparent. Même le jour épais
s’allège et par endroits brille comme une larme,
heureux entre les cils de la nuit qui désarme.
Ni rêve ni sommeil. Plus d’attente. La paix.
Jacques Réda
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Bill Evans(1929-1980),
comme on le sait, le prodigieux compositeur et pianiste de jazz, qui a accompagné les plus grands
( notamment Miles Davis et Coltrane dans son fameux Kind of Blue), se trouve être un de mes musiciens « phare » dont j’ai quasiment l’intégrale.
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Anna Niarakis – A tu
Anna Niarakis, auteure grecque, nous transmet ce texte avec quelques maladresses grammaticales ( voulues, je suppose), qui évoquent la saveur d’un accent étranger
A tu
A tu, s’adresse ce poème.
Comme tant d’autres.
A tu, qui tu graves hiéroglyphes
sous la lune d’un désert.
Ou d’une ville déserte, tachant
ses murs sales avec peinture rouge.
Errant, aube
Demi éméché, demi fou
dans les rues, places et des permis
autoroutes,
immobile.
A tu, qui tient à l’écart
de silence, bégayant devant
Le feu et sa colère égarée
Qui tu plantes jacinthes dans un
colline sec de mots morts et
tu attends le printemps.
Corps des impulsions déséquilibres
soigné
solide et lourd
dans la clarté de ta tristesse.
Perdu.
Tu découvres ce que tu
vas perdre encore et encore.
Tu secoues du noir
les épaulettes colorées
et tu tires ta route
Espoir improbable de mon obsession.
À tu,
que je ne connais pas
qui tu es,
Je sais seulement que
tu viens…
.
Anna Niarakis
Ahmed Mehaoudi – mystère d’aimer…ou le printemps sans toi…
mystère d’aimer…ou le printemps sans toi…
que contiens-tu
en étant plus là toutes les fois
que m’oppresse ton ombre
que contiens-tu
après que le temps
n’est plus en toi ?
que tu tisses dans mon coeur
cette lente source de tristesse
que contiens-tu ?
si de ce soleil brut comme le monde
j’évapore tes soupirs absents
j’éventre la solitude
qu’elle m’ouvre à ton élan de me consoler
que contiens-tu cependant
si j’adhère
à ton plus beau sourire …
—
René Char – Le parc des Névons
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Dans le parc des Névons
Ceinturé de prairies
Un ruisseau sans talus,
Un enfant sans ami
Nuancent leur tristesse
Et vivent mieux ainsi
Dans le parc des Névons
Un rebelle s’est joint
Au ruisseau, à l’enfant,
A leur mirage enfin.
Dans le parc des Névons
Mortel serait l’été
Sans la voix d’un grillon
Qui, par instant se tait.
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Ombres contrevents – silence en demi-teinte
C’est du blog d’Adeline, dont, je crois que c’estla première fois que je transmets son écriture… (visible sur ombres contrevents) ici avec
Silence en demi-teinte
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J’entendais ses regards.
et je fermais les yeux
pour mieux enfermer sa présence
J’entendais sa tristesse
et je le regardais pour parler fort et en silence
pour dire de rien le reflet
de sa détresse
partager un recoin de sa vie
Nous étions si proches alors
isolés dans le souffle bruyant de nos secrets
Cette guerre sans armes
muette
je voulus la tracer
de quelques couleurs échappées
de nos cœurs vides sans résonance
En voici l’huile bouillonnante
craquelée de sanglots perdus
fixés à tout jamais sur une trame grise
où dorment les fleurs de nos vies
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La colline aux cigales – Petite audace dans le débris du jour.
LA belle écriture de « la colline aux cigales », dans la véhémence de la parole.. et pour une fois, je re-publie un de ses textes récents
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Petite audace dans le débris du jour.
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Je n’attends plus dieu dans la fissure. Sucre fœtal alangui, le trac suprême fait office. Qu’est-ce qui doute ?
Le camouflé du réel rangé dans un placard sordide. Des balais et des serpillières. Des copeaux d’air brûlé reposent dans une bouteille d’alcool. Eau de vie sans vergogne, un enfant meurt toutes les trois secondes. Le miel de la mer bafouille quelques vagues insonores. La récolte des courbes se fait dans les arbres. Dans mon cœur, j’ai la vision du lait que l’on refuse aux chatons. Liqueur d’oliviers répandue dans les champs archaïques, hublot refermé sur la plénitude des couteaux. La lumière s’est rétractée au fin fond de l’intime ombilic. Jets de pétoncles, huîtres écaillées, et encore des couteaux plongés dans le sable. Reptile ordinaire en vrilles jaillissantes, la terre mordue et le venin artisan du soufflet des forges. Où se trouve le sursaut ? J’irai lire le petit jour qui se déhanche dans le corps du matin neuf. Les bras cassés de la plume, j’irai écrire les notes muettes de l’abîme sous tes paupières de cristal.
Tout est redevenu comme avant. Sauf qu’avant les orties brûlantes ne poussaient pas sur ton visage. Sauf qu’avant la lumière refusait de couler dans l’ombre, derrière la vitre. Goutte d’air rebrisée sans fin, ouverte aux mots levés dans le cœur, je marcherai sur cette route qui ne conduit à aucune maison, sur cette corde où nos pieds se dessinent. Nos lèvres sont tremblantes et la terre collée dessus nous embrasse. La mémoire pèse le silence des foudres que l’amour ignore. Puisque de toute façon ta mémoire survie dans l’intervalle où se déroule la vague tendre qui tapisse l’horizon. Rien ne m’encourage davantage à déplacer le temps de sa course effrénée. Au loin, tout existe très fort dans les signes jaillissant par le ricochet des flammes réanimées. Ce matin, alors que le jour balbutiait à peine quelques pépites de lumière, j’ai pris le réveil sur la table de nuit et j’ai ouvert son boîtier. J’ai posé mes doigts sur la mécanique éventrée et j’ai senti le tic tac modifié de la cadence de mon pouls. Il n’y a pas de zones neutres dans l’escarcelle des émotions qui nous animent. Ma charrette est remplie de terre et de cendre mélangées.
Toutes les balises encore vivantes crépitent et se tonifient dans cet amas nostalgique. Ma peau touche à l’engrais des impulsions instinctives.
Je suis déjà lié aux soupirs du ciel. J’entends remuer derrière les nuages. Quelque chose s’agite. Peut-être les épousailles des étoiles et des terreaux fertiles ? Chaque journée grimpe au mât des contraintes, et l’enfer du monde se noie dans son dégoût. Je n’irai plus à toi comme un déversoir d’orages émaciés, toutes les braises de la terre s’étalent au couteau.
Tu ne viendras plus à moi comme un désert assoiffé d’eau claire. Immergés sous nos cathédrales en talus de fumée, nous marcherons dans la blancheur, à l’intérieur même de la blancheur. Nous sommes concassés de prières arrogantes. Nous sommes des poussières abruptes. Un pas de trop, et ce serait la chute. Nous flirtons dans le bout de monde, non loin des tumultes du silence profond, et nous grappillons notre part d’amour retaillée dans la pierre noire. Le jour est la géode osseuse de la nuit. Nous devenons des blancheurs alignées sur le vertige des silences. Assis sur le rebord de l’éternité, nous contemplons l’audace des heures qui meurent et qui renaissent. L’affrontement entre la nuit et le jour semble être une usure sans salive. Nous sommes toujours vaincus par la couleur des mille feuilles et nos âmes coulent profondément dans les saisons vierges où les fleurs se métamorphosent. Quoi d’autre que des fruits bien mûrs pour répandre des parfums enivrants ?
Tu as pénétré ma solitude comme une farine se dilue à l’eau. Une course liquide est debout, à nouveau. Une droite horizontale soutient la parole au-dessus des étoiles. Un trait rouge s’est enfoncé dans la marge, à la périphérie des jours dénivelés.
Nos jardins en escaliers gravissent le passage bariolé des mots dans l’opaque centrifugeuse des rêves. Dans l’ébriété des cendres entassées, une griffe insolente vient titiller la mansuétude avec la précision d’un horloger.
Nous avons avalé puis ingurgité la réparation de nos fibres. La première clarté de ta beauté ne luira que dans la nuit la plus extrême. Parce que le noir possède des vertus insoupçonnées, le rêve aime y piocher les pigments aigus qui troublent la réalité. Sous le brouet de fumigène, ma langue s’alanguie dans l’épaisseur des verves muettes. Je suis un soldat d’utopie en faction. Immobile comme les galons d’un général, je veille sur la bataille des fantômes qui peuplent mes souvenirs. L’illusion a la lourde tache d’inventer le réel. Le silence parle la langue ancienne et méconnue des pâturages préhistoriques.
Des cerceaux d’air s’échappent des cavernes. Je me découvre fourmillant d’étincelles au milieu de l’immensité implacable. La joie ne se cultive pas, elle surgit à l’improviste comme une lumière béate. J’aime te savoir dépossédée comme je le suis. Nos ruines jointées, les mots peuvent mieux graviter sur la corde de fumée transparente où la mort a eu lieu. Nos chagrins sont désavoués par l’amour replié dans nos chairs. Nos vies s’entravent de l’urgence que le passé remonte de ses caves insalubres.
Nos lacunes répondent par défaut à l’insistance de l’émotion imprimée à l’esprit. Le manque se traduit dans le dédoublement de la parole précipitée. J’aime le bruit du torrent que tu fais jaillir dans mon sang. Je dois admettre que l’amour n’est pas qu’une liturgie fantastique. Il est également la passerelle qui nous permet de traverser les ravins. Il colmate les brèches de l’absence et le vide n’est plus aussi effrayant. La joie vient combler le manque. Elle mastique les fentes de nos jardins ébréchés. Une douce chaleur se relève dans l’obscurité. Nous sommes assis au-dessus de l’ombre. L’amour se coupe comme du papier. Nos encres piochent sous nos peaux le souffle qui emporte. Nous sommes éblouis. La nuit agrandit la lumière. Nos poussières se forgent lentement dans la paume pliée de nos mains, et nos cœurs s’accoudent doucement sur l’éternité. La brume est passée au tamis, l’eau est bue par le rayon du soleil, tout est rendu au centuple à la pierre qui saigne. Tu es ma déesse Fortune. Celle qui incarne le hasard subjectif et l’échec de la pensée. Le bonheur bizarrement s’est immiscé à l’enjeu que m’impose l’épanouissement. Je reconnais humblement postuler à sa providence chaque fois que ma vie inquiète te souhaite comme un aveu nécessaire.
Les baisers qui sortent de la vase n’ont pas encore eu le temps de fleurir. Pourtant, les tiges fièrement élancées se dirigent vers le cayeu des lèvres où tout est inhabitable. Le mot plus que toute autre chose. Dépossédés, nous sommes le rayonnement de toutes les opportunités. A présent, il nous suffit d’enfourcher l’aube comme une monture ailée. L’amour est redevenu lui-même : aveugle et fou. Il domine la vallée verte comme les cheveux d’un arbre décoiffé. Mon cœur est cintré de bouffées rouges et mes frissons décapitent les silhouettes qui ne te ressemblent pas. Nous tirerons à la courte paille celui de nous deux qui devra embrasser l’autre le premier. Mon cœur est sur la route, tes mains aux carrefours. Je m’enflamme comme une nova sacrifie sa pudeur aux scintillements célestes. Plus loin que l’emportement, le temps caché derrière le soleil tire sa manche d’où tombe la blancheur comme une farine broyée par la meule de la lumière. Tout se retire d’un ressac. Même l’ombre qui nous suivait se dérobe sous les pas musclés du vertige.
La marche est poudreuse. Elle nous conduit l’un à l’autre, clairsemés. Trop d’espace me déconcentre. Détestable saveur du monde, ma main vieillit dans cet amour basculé. A l’aube, elle n’écrit plus que des choses usées. La vie maintient le ciel hors de portée. Nos cœurs amenuisent les distances en resserrant la lumière. Une montagne devient papier. Des rires circulent sur une trottinette. La mer se déchaîne dans le fond d’un verre. D’un regard je remplis l’entonnoir par lequel tu t’es dissipée. Je réalise ce que la providence articule en moi pour y faire naître ce que je suis. Elle gouverne l’immense part qui échappe à la raison. L’amour pulvérise la blancheur où s’effacent les griefs que le temps amoncelle. Il gicle comme une source traverse le feu qui se hâte dans la nuit déchirée. La mort est l’intermédiaire où la matière se défait, elle exclue tout avenir et pose le présent dans le sac noir de l’éternité. Il nous reste à gorger les ombres du fluide intarissable de l’innocence qui danse dans toute chose. Rien n’est écrit sur l’évidence de la nécessité.
Rien n’est écrit comme une finalité.
L’amour dans son hasard de merveilles subjugue et met en lumière l’immensité des espaces ignorés. Et aujourd’hui, j’assume pleinement cet indéfini créateur.
C’est à lui que je dois mon étonnement profond. L’événement insensé c’est ce que l’on est. L’amour que l’on a en soi nous suit toujours, partout, où que l’on soit. Toi, et seulement toi ! Je sais maintenant la tache que tu avais au fond de l’œil. Toute l’existence repose sur la rencontre. Elle ne peut tolérer la défection d’un lien intime et amoureux. Toute perte est une chute.
C’est une avalanche de tristesse qui déboule de la montagne où le loup s’est caché. Plus aucun bruit de branches, la nuit disparaît sous les couvertures du rêve insolent où remuent des images défectueuses. Le cauchemar ne connaît pas de distinction entre le jour et la nuit. Lumière aigre de la première lampe au fond du couloir, mes mains cherchent la rampe. Tu restes éveillée de ta seule présence dans mon esprit. Nos collines brûlent sans bruit. Tous ces mots enchevêtrés à nos cils.
Il faut sortir de nos paupières closes, aller dehors. Le thym traverse notre jardin au pas de course. Le parfum n’arrive pas à se poser, l’air non plus. C’est un chassé-croisé entre nos cœurs percés d’aiguilles. On ne parle pas davantage que la source. Le feu est un bouquet du premier jour.
Un sentier de mouchoirs borde le Mistral qui nous pousse dans le dos. Salves d’air en remous, tourbillons remontant nos narines. Il fallait creuser dans l’ombre longeant le mur. Alors, j’ai ramassé des pierres et des glycines. Un peu de lierre dans la buée des choses sans nom.
L’endroit où je touche à ma parole, le lieu d’unisson est pure partie de l’abîme. Dans l’extrémité où planent des moineaux, des platanes s’envolent laissant place au canal criblé de nuages blancs.
Nos voix sont fermées à clef, de l’intérieur, et les mots d’amour incendiés se retrouvent dans le désastre des gestes incompréhensibles. A toi qui n’es pas là, je peux le dire, si la mémoire flambe aujourd’hui comme un feu de forêt, c’est que mon cœur s’acharne à brûler l’aube qui t’a suivie. Caravane d’émotions transbahutée dans le jour replié sous la terre. Tes yeux au-dessus de tout soupçon, à la lisère des souffles.
Crémaillère accrochée au silence, je bute encore sur le linge où tu te caches. Il appartient aux étoiles de travailler à la construction de l’infini. Nous parlerons à la terre, aux herbes et aux fruits. Un mot suffira à dilater nos clapotis d’enfant. Nous ressusciterons comme les vieux troncs d’oliviers fendus par le froid sibérien.
De jeunes pousses sont déjà incrustées à la paume de nos mains. Dorénavant pour saisir les heures enfuies, nous tremblerons comme l’air détonne avec le tonnerre. Rien n’a plus d’audace que le jour pour terrasser toute une nuit.
23-03-12
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Marina Tsvétaieva– Si vous saviez (1913)
Si vous saviez, passants attirés
Par d’autres regards charmants
Que le mien, que de feu j’ai brûlé,
Que de vie j’ai vécu pour rien.
Que d’ardeur, que de fougue donnée
Pour une ombre soudaine ou un bruit…
Et mon coeur, vainement enflammé,
Dépeuplé, retombant en cendres.
Ô, les trains s’envolant dans la nuit
Qui emportent nos rêves de gare…
Sauriez-vous tout cela, même alors,
Je le sais, vous ne pourriez tout savoir.
Pourquoi ma parole est si brusque
Dans l’éternelle fumée de cigarette
Et combien de tristesse noire
Gronde sous mes cheveux clairs.
voir aussi chez esprit nomades, beaucoup de choses qui lui sont consacrées…