Herta Müller – substances chimiques

L’anthracène sentait le camphre.
Et parfois, malgré toutes les rues odorantes et les mots d’évasion, on sentait le bassin pek et son goudron de houille. Je le redoutais depuis mon intoxication, et j’étais content d’avoir le sous-sol.
Mais au sous-sol il doit y avoir des substances invisibles, inodores et insipides. Ce sont les plus perfides.
Ne les remarquant pas, je ne peux pas leur donner de nom pour y échapper. Elles se cachent pour que je ne les voie pas, se retranchent derrière les vertus du lait. Une fois par mois, après le travail, Albert Gion et moi recevons du bon lait censé lutter contre les substances invisibles, pour que notre intoxication soit plus lente que celle du Russe Youri, qui était au sous-sol avec Albert avant mes ennuis avec la lumière du jour.
Pour qu’on tienne le coup plus longtemps, on nous donne un demi-litre de bon lait, à la loge du gardien de l’usine, dans un bol en fer-blanc. C’est un don venu d’un autre monde. Il a le goût de ce qu’on serait encore, si on n’était pas chez l’ange de la faim. Ce lait, je peux m’y fier, il fait du bien à mes poumons. Et chaque gorgée annule le poison, comme la neige immaculée qui dépasse toutes les comparaisons.
Toutes, toutes, toutes.
Et tous les jours, j’espère que ce lait frais va durer un mois entier et me protéger. Même si je n’ose pas trop le dire, j’espère qu’il est le frère inconnu de mon mouchoir blanc. Et le vœu fluide de ma grand-mère. Je sais que tu reviendras.
extrait du récit de H Müller » la bascule du souffle », page 193
Joseph PONTHUS – Feuillets d’usine (extrait)

Après le sommeil de plomb
Les clopes et le café du réveil avalés
À l’usine
L’attaque est directe
C’est comme s’il n’y avait pas de transition avec
Le monde de la nuit
Tu re-rentres dans un rêve
Ou un cauchemar
La lumière des néons
Les gestes automatiques
Les pensées qui vagabondent
Dans un demi-sommeil de réveil
Tirer tracter trier porter soulever peser ranger
Comme lorsque l’on s’endort
Ne même pas chercher à savoir pourquoi
ces gestes et ces pensées s’entremêlent
À la ligne
C’est toujours s’étonner qu’il fasse jour
à l’heure de la pause quand on peut sortir
fumer et boire un café
Je ne connais que quelques types de lieux
qui me fassent ce genre d’effet
Absolu existentiel radical
Les sanctuaires grecs
La prison
Les îles
Et l’usine
Quand tu en sors
Tu ne sais pas si tu rejoins le vrai monde
ou si tu le quittes
Même si nous savons qu’il n’y a pas de vrai monde
Mais peu importe
Apollon a choisi Delphes comme centre du monde
et ce n’est pas un hasard
Athènes a choisi l’Agora comme naissance
d’une idée du monde et c’est une nécessité
La prison a choisi la prison que Foucault a choisie
La lumière la pluie et le vent ont choisi les îles
Marx et les prolétaires ont choisi l’usine
Des mondes clos
Où l’on ne va que par choix
Délibéré
Et d’où l’on ne sort
Comment dire
On ne quitte pas un sanctuaire indemne
On ne quitte jamais vraiment la taule
On ne quitte pas une île sans un soupir
On ne quitte pas l’usine sans regarder le ciel
La débauche
Quel joli mot
Qu’on n’utilise plus trop sinon au sens figuré
Mais comprendre
Dans son corps
Viscéralement
Ce qu’est la débauche
Et ce besoin de se lâcher se vider se doucher
pour se laver des écailles de poissons mais l’effort
que ça coûte de se lever pour aller à la douche
quand tu es enfin assis dans le jardin
après huit heures de ligne
Demain
En tant qu’intérimaire
L’embauche n’est jamais sûre
Les contrats courent sur deux jours une semaine
tout au plus
Ce n’est pas du Zola mais on pourrait y croire
On aimerait l’écrire le XIXe
et l’époque des ouvriers héroïques
On est au XXIe siècle
J’espère l’embauche
J’attends la débauche
J’attends l’embauche
J’espère
Attendre et espérer
Je me rends compte qu’il s’agit des derniers mots
de Monte-Cristo
Mon bon Dumas
« Mon ami, le comte ne vient-il pas de nous dire que l’humaine sagesse était tout entière dans ces deux mots : Attendre et espérer ! »
A LA LIGNE
Feuillets d’usine (extrait du Chapitre I)
Ed La Table Ronde
Arthémisia – Chronique d’un autre monde
Le soleil tomba tôt dans le puits.
Les trois lunes apparurent, roses, à l’horizon, derrière l’usine de verre.
Depuis la révolution des orbes célestes ¹, les formes et les couleurs avaient beaucoup changé.
C’était heureux.
Désormais, la bouche des femmes avait des saveurs de coquelicot, et, les mains des hommes, lisses comme la mer, étaient devenues aimantes.
Ils se cueillaient et alimentaient l’usine de leurs caresses.
Dans les jardins de lait, couraient des enfants blonds, qui, le soir venu, décrochaient les lunes et les roulaient par terre en y semant des fleurs.
Puis, à l’heure du sommeil, les mères rangeaient les lunes dans le ciel, embrassaient leurs enfants, et se fardaient la bouche pour leur amant.
Le clocher sonna dix fois. C’était l’instant de quiétude. Chacun pouvait garder les yeux ouverts sans souffrir.
¹ Oeuvre de Nicolas COPERNIC
© Arthémisia – oct 2011 visible sur son site corpsetame.
Roland Dauxois – Circonférence des exclus
sève chaude en nos veines,
cette vie se précipitant
en ce vaste corps incarcéré.
Chant de mise au tombeau,
chute d’un homme pour une parcelle de terre brûlée,
chant où se pleure l’arbre et la mer.
en ces usines du ciel,
armées d’encre et de fer,
trafiquantes de venins
œuvrant pour des cieux mécaniques.
« Circonférence des exclus »
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