Alain Borne – Étonner l’espace
On avait fauché dans les fleurs hautes et les herbes une tranchée où marchèrent les enfants, vêtus de blanc, agitant les encensoirs.
Les encensoirs touchaient un coquelicot, le fanaient, puis, revenant, couraient sus à une abeille, à un bourdon, touchaient un œillet des champs, repartaient en sens inverse effleurer une tige. Tant d’odeurs se mêlaient, du sol, du foin frais, des fleurs, de l’encens, du soleil.
De loin le cortège étincelait et fumait, surhumain, floraison en marche, passagère, silencieuse.
Un ogre aurait pu, aurait dû, égorger ces enfants, livrer leur sang exprès ; teindre la terre, étonner l’espace d’un grand crime. Pas d’ogre.
Mais un Dieu, très lent, cruel, hagard, décidé, écrasant ses vendanges, souillant ses sources, plein de sommeil et d’envie.
Il laissa fondre le cortège, sa pestilence aux aguets, bien sûr de vaincre.
Alain BORNE « Demain la nuit sera parfaite »(éd. Rougerie)
Philippe Delaveau – Bistrots de Paris
BISTROTS DE PARIS
On est debout devant le zinc et sous l’œil simple
et bleu du patron qui s’active il arbore
une moustache artistique en balai-brosse
tandis que l’ivresse égare un monde incertain
qu’alimente la truelle d’un monologue à son propre rythme
lent parfois pâteux de bâtisseur de mondes ce sont les vignes
venues à Paris déverser leurs vendanges vers le métal
des tubes et des sièges les glaces réfléchissent les visages blancs
la sueur au front qui perle chez ceux qui reconstruisent
patiemment mais le poème est mort et les murs s’écroulent
éclairant par gouttes les fronts rien ne visite les solitudes
ni la bière barbue ni le petit rouge qui danse sur son ballon
ni le blanc sec en renversant la tête ou le café dans son corset d’ébène
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