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Jean-Michel Maulpoix – le bleu ne fait pas de bruit


peinture: Richard Diebenkorn – Ocean Park 129

Le bleu ne fait pas de bruit.

C’est une couleur timide, sans arrière-pensée, présage, ni projet, qui ne se jette pas
brusquement sur le regard comme le jaune ou le rouge, mais qui l’attire à soi,
l’apprivoise peu à peu, le laisse venir sans le presser, de sorte qu’en elle il s’enfonce et
se noie sans se rendre compte de rien.

Le bleu est une couleur propice à la disparition.

Une couleur où mourir, une couleur qui délivre, la couleur même de l’âme après qu’elle
s’est déshabillée du corps, après qu’a giclé tout le sang et que se sont vidées les
viscères, les poches de toutes sortes, déménageant une fois pour toutes le mobilier de
ses pensées.

Indéfiniment, le bleu s’évade.

Ce n’est pas, à vrai dire, une couleur. Plutôt une tonalité, un climat, une résonance
spéciale de l’air. Un empilement de clarté, une teinte qui naît du vide ajouté au vide, aussi
changeante et transparente dans la tête de l’homme que dans les cieux.

L’air que nous respirons, l’apparence de vide sur laquelle remuent nos figures, l’espace
que nous traversons n’est rien d’autre que ce bleu terrestre, invisible tant il est proche et
fait corps avec nous, habillant nos gestes et nos voix. Présent jusque dans la chambre,
tous volets tirés et toutes lampes éteintes, insensible vêtement de notre vie.

Jean-Michel Maulpoix. extrait du livre » Une histoire de bleu »


Herberto Helder – Do Mundo 01


bas relief  symbolique - Inde

bas relief symbolique – Inde

Do Mundo (extraits)

Si tu te penches par les jours intelligents
regarde comment se forme la soie en eux, comme
le vêtement se forme sur le corps.
La soie et la chair fondues dans l’outre de sang.
Le nom : pulsation de la mémoire.
Et tu danses à quelques encablures des flammes
la zone ouverte, mais fermée,
spasmodique ; l’air retourné
autour des pierres en feu.

Le regard est pensée
Tout se fond en tout, et je suis l’image de ce tout
La roue du jour de dos montre ses blessures
la lumière trébuche
la beauté est menace –
– Je ne peux plus écrire plus haut
les formes se transmettent, intérieures.

 

 

 

 


Abdallah Zrika – Les murs vides de mon corps


peinture: Max Pechstein  -  (tête de femme masquée  )

peinture: Max Pechstein – (tête de femme masquée )

 

 

 

 

Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c’est le jour où j’ai décidé de m’arracher de mon corps. Je ne sais pas comment cela est arrivé. Mais je me suis trouvé comme ça : j’ai ôté tous mes vêtements.
J’ai ouvert un peu la porte. Je ne sais pas comment j’ai fait. J’ai voulu sortir tout nu.
J’ai voulu tout jeter comme on jette une ordure. J’ai senti à ce moment-là que tous les gens étaient contre moi, que même les mots me fuyaient, que j’étais devenu vide.
Complètement vide.
Un vide qui résonne. Et complètement vide de mots. Moi qui avais décidé de ne mettre aucun vêtement, aucun nom, aucune désignation…
J’ai senti que toute chose se détachait de moi, se dissipait, je n’avais pas ôté seulement mes vêtements – leurs vêtements si je puis dire, leurs : je ne sais pas dire autrement – , mais j’ai ôté tout ce que j’ai vécu.
Peut être n’ai-je rien à laisser qui m’appartienne, tout leur appartient, même mes ordures. J’ai ouvert encore un peu la porte. J’ai vu le premier mur devant la porte.
Même ce mur m’est apparu tout nu, rasé, chauve. J’ai reculé un peu pour écrire le premier mot qui m’est venu après avoir pris une décision. mais j’ai senti que ma tête était vide, d’un vide incroyable. Le papier est resté blanc, d’une blancheur presque bleue. j’ai senti que les mots sont comme les vêtements, lourds et suant, que toute chose est lourde d’une lourdeur insupportable et qu’il n’y a que moi à être léger, très léger. Puis je me suis retrouvé en train d’ouvrir toutes les fenêtres, même le robinet d’eau, et d’allumer toutes les allumettes que j’avais.
Plus tard, j’ai entendu frapper et une lettre glisser sous la porte ; une voix suffocante disait : facteur. je ne sais pas pourquoi mes doigts n’ont pas bougé affin de toucher la lettre restée, moitié à l’intérieur, moitié à l’extérieur, sous la porte. Je ne pouvais rien toucher comme si une paralysie totale me prenait. je sentais seulement mes yeux qui bougeaient tout seuls, ou il me semblait qu’ils bougeaient, je ne savais pas.
C’est terrible ce qui m’arrivait, une faim incroyable m’avait prise mais je ne pouvais toucher le pain qui était sur le coin de la table. Puis j’ai vu que le mur était vide, d’un vide que je n’avais jamais vu, que je n’avais jamais senti avant. Et ces jambes – mes jambes – , allongées là, avec des poils lourds, d’une lourdeur que je ne peux supporter. Je n’ai pas su ce qui s’est passé lorsque la nuit est venue. Je n’ai pas allumé la lumière, les heures se sont succédées, et je n’ai pas senti le sommeil.
Et au matin, je n’ai pu distinguer les mots que j’entendais de loin. Je n’ai pas ouvert la porte quand j’ai entendu frapper encore. Et lorsque je les ai entendus, en plein jour, je ne suis pas sorti comme je l’avais décidé le premier jour. Je n’ai pas fait attention à la voix du robinet ouvert.
Et je n’ai pas touché – oui, touché – le pain posé sur le coin de la table, je l’ai jeté par la suite afin que la table soit tout à fait vide. Je ne supportais rien, même pas un tout petit point sur la table. J’ai jeté plusieurs papiers sur lesquels j’avais écrit, avant. J’ai laissé la chaise et je me suis assis sur le froid du sol. Je me suis réjoui de voir le verre vide, les allumettes brûlées jetées ici et là.
J’ai éprouvé une joie énorme en voyant une mouche morte. Je me suis vu comme cette mouche, sans mouvements. Les pattes croisées et déformées. Je suis resté comme ça, sans bouger, lorsque j’ai entendu des voix, dehors, et je n’ai pas regardé par la fenêtre. Tout est loin. Loin. Je me sens très petit, d’une petitesse sans égale, et toute chose est plus grande, très grande. Même ce point que je vois sur le mur.
Tout est grand, très grand. Comment ne m’en suis-je pas rendu compte auparavant ? Je me sens très détaché de tout, solitaire, d’une solitude terrible. Même la faim s’est détachée de moi.
Je la sens plus grande que moi, plus grande que cette pièce même. Je ne parviens pas à la distinguer. J’ai vu une lettre posée là, une lettre que je n’ai pas ouverte, là depuis trois jours. Je ne l’ai pas touchée. Je sens que ma tête est vide, complètement vide, et aucune pensée n’est dedans. Rien. Rien. Ce mot qui résonne vide dans mon vide. Je sens que quelque chose me tient cloué là, entre ces choses qui ne me concernent pas.
J’ai encore entendu – ou imaginé – frapper avec insistance à la porte. Ce sont les autres. C’est leur porte. Ce n’est pas moi, je n’ai aucune porte. Je n’ai aucun mur. Ce sont les murs des autres. Je n’ai aucune maison.
Même ces choses-là leur appartiennent, à eux. Ce sont eux qui les ont jetées hors de leurs portes à eux, ce sont eux qui m’ont jeté ici. J’habite entre leurs murs et devant leurs portes.
Les gens qui frappent à cette porte, frappent à leurs portes, et peut-être me disent-ils de m’éloigner de leurs portes, de leurs murs.
Que vais-je dire ?
Ai-je vraiment quelque chose à dire ?

———

 

Abdallah Zrika dans Petites proses, éditions de l’Escampette.


Anna Akhmatova – la vie est finie pour toi


 

 

photo de presse: soldat mort: guerre du VietNam
photo de presse:  soldat mort:             guerre du VietNam

La vie est finie pour toi,

Tu resteras dans la neige.

Vingt-huit coups de baïonnette,

Cinq balles de fusil.

Il est triste, ce nouveau

Vêtement que j’ai cousu.

Elle aime, elle aime le sang,

Notre terre russe.


Michel REYNAUD, – Ote – (Mon corps me manque)


source: http://la_cause_des_causeuses.typepad.com/la_cause_des_causeuses_/2011/05/michel-reynaud-mon-corps-me-manque-extraits-.html

photo anonyme des années 50 "bonheur ménager"

 

 

 

 

ÔTE

 

 

cherche la conque

où résonnent les paroles

là où il fait sombre

se trouvent les orages

sous les dents

de la pluie

cherche

main ne te protège pas

ôte encore toujours

tes vêtements

qui retomberont

comme mots sur la page

si le fou ou l’impudique

répond que tu n’es pas

mais ôte encore

ôte toujours.

 

 

 

Michel REYNAUD, Mon corps me manque, Mars 2011