Aytekin Karaçoban – Pourquoi –

Pourquoi Pourquoi mon désir s’accroit-il, juste au moment de tailler la vigne, d’apprendre au temps de t’écrire, de déployer un chemin de rêves sous ses pieds pour qu’il apprenne aussi à ne pas se contenter seulement de sa science de traverser le réel ? Pourquoi pas, par exemple, juste au moment où je glisse ma voiture entre deux lignes dans le parking ou bien au moment où je saisis le sourire forcé de la vendeuse chez le boulanger ? Pourquoi fondent les notes, se tendent les voix les heures deviennent lierres dont les fibres tressent des cordes quand j’attends une mélodie valable de l’opéra à trois sous de la vie ? Pourquoi l’envie de me mesurer avec l’ouragan de la foule, de courir en hurlant se mêle-t-elle dans l’affaire juste au moment où mon pied glisse sur la marche et pourquoi pas quand je regarde en colère dans mon fauteuil moelleux les canons à eau déployés en plein hiver pour repousser des migrants qui tentent de traverser la frontière ? Je fais semblant comme si ces heures n’existaient pas comme si tu n’étais pas mon abri, mon refuge, mon sauveur juste au moment où mon pied touche le sol. Ma mémoire devient l’attrape-guêpe. Partout le brouillard.
Ce que Orphée contemporain disait lorsqu’il réparait sa lyre cassée
Recours au poème (6/11/2022)
.
Paul Vincensini – Le poids de la vie
-montage RC
Le poids de la vie en somme
C’est l’absence
Le silence
La solitude
Ce poids ne compte pas
N’a pas de poids
Et son symbole n’est pas le plomb
Mais le flocon de neige.
« Toujours et jamais », 1982.
U pesu di a vita
U pesu di a vita in calchi manera
Hè a mancanza
U silenziu
A sulitùdina
Issu pesu ùn conta
Un hà micca pesu
È u so sìmbulu ùn hè piombu
Ma u fioccu di nevi
–
Sous une couverture de feuilles – ( RC )

Au milieu d’une forêt, aux arbres centenaires,
je me serais arrêté dans une clairière.
De petits éclats mauves, clignotant de leurs pétales,
au pied du rocher, où je confierais au vent ma destinée.
Je serais le chercheur d’herbe, déplaçant les pierres
me guidant sur le fil invisible de la sueur des fleurs.
Le rocher enflammé doucement
avec le soleil couchant comme un dernier espoir
avant la couverture du soir.
Je me coucherais là, sous une couverture de feuilles
pendant que les plus sèches s’échappent,
avec le souffle le plus léger, qui les agite.
Je laisserais, posé à mes côtés,
le bouquet d’orchidées, immobile dans la nuit.
Car, à qui puis-je offrir des fleurs que je n’aurai pas cueillies ?
Celle à qui je pense est loin sur la route
quand moi, je m’éloigne de la vie.
—
( basé sur un écrit de Ph Jaccottet » A travers le verger « ,
et ce texte d’une auteure chinoise anonyme…( dont le texte suit )
Dans la forêt nouvelle a fleuri l’orchidée,
Qui, çà et là, s’emmêle à la vigne,
J’en ai cueilli les fleurs toute la matinée;
Le soir venu, je n’ai pas fini ma brassée.
À qui donc présenter les fleurs que j’ai cueillies?
Celui à qui je pense est au loin sur la route…
Les parfums délicats vite s’évanouiront;
Soudain, toutes les fleurs se trouveront fanées.
Quel espoir luit pour moi que je puisse évoquer?
Au vent qui vole, je confierai ma brassée.
Auteure chinoise anonyme, 200 ans av. J.-C. --
P.P.Pasolini – De poésie, une vie était close

« J’avais vingt ans, même pas –dix-huit,
dix-neuf…et déjà un siècle était passé
depuis que je vivais une vie entière
consumée à la douleur de penser
que je ne pourrais jamais donner mon amour,
sinon à ma main, ou à l’herbe des fossés,
au terreau d’une tombe sans surveillance…
Vingt ans et, avec son histoire humaine, avec son cycle
De poésie, une vie était close. »
Père, Mère – (Susanne Derève)

Père, mère, on vous abrite toute une vie, oiseau fragile nous portant d’un coup d’aile au-delà de nos rêves, ou talisman de pierre nous plombant de regrets Tes rêves, père, comme un livre entr’ouvert dans mon regard d’enfant, de jeunesse guerrière,d’eaux neuves, de poissons glorieux entre tes mains agiles Tes rêves, mère aux pantoufles de vair, façonnés de tendresse et de rires d’étoles de velours et de tables dressées Dans vos sourires flottait la tranquille certitude de l’amour, et je le cueille encore,orchidée sauvage dans les prairies fécondes du destin, je le dessine au-delà de la perte et de l’oubli en palimpseste du souvenir pour récrire l’histoire de vos vies, plus fervente et plus douce,telle qu’en vos rêves juvéniles avant la pluie, avant le naufrage de la mémoire,des paroles, des non-dits, avant que le dernier train qui s’éloigne ne me laisse seule et dépourvue au bord du quai, serrant mon blanc mouchoir d’adieu, Père, Mère aimés, sans bien comprendre encore que je vous ai perdus
Jacques Ancet – Courbe du temps –

souvenons-nous toujours de la lumière sur les fleurs roses du pêcher de la lenteur des gestes une main sur un front de la lenteur des choses cette lenteur terrible de la vie comme une boucle qu'on dénoue
Courbe du temps – 1971-1972 ( épuisé)
voir les blogs de Jacques Ancet :
http://jacques.ancet.pagesperso-orange.fr/textes.htm
Thomas Bernhard – Devant le pommier –

Je ne meurs pas, avant d'avoir vu la vache dans l'étable de mon père, avant que l'herbe ne rende ma langue acide et que le lait ne métamorphose ma vie. Je ne meurs pas,avant que ma cruche ne soit remplie à ras bord et que l'amour de ma soeur ne me rappelle combien est belle notre vallée où ils battent le beurre et tracent des signes dans le lard pour Pâques... Je ne meurs pas, avant que la forêt n'envoie ses tempêtes et que les arbres parlent de l'été, avant que la mère ne sorte dans la rue avec un fichu rouge derrière la charrette cahoteuse, où elle pousse son bonheur : pommes, poires, poulets et paille - Je ne meurs pas,avant que ne se referme la porte par laquelle je suis venu devant le pommier -
Sur la terre comme en enfer
Traduit de l’allemand par Susanne Hommel
Editions Orphée -La Différence
Marée basse – (Susanne Derève) –

Marche
loin sur la plage
C’est marée basse
La plage
appartient à celui qui éprouve sous son pas
le sable vierge
raviné de mille ruisseaux de sel
La lumière
à qui boira les blondes fenaisons du ciel
le grand soleil d’hiver
chassant les brumes de Janvier
et demande à la vie :
Qu’es-tu ?
Aile furtive,
morsure du vent volage sur ma peau ,
ou vie languide des flaques froides
de l’estran,
frêles esquifs que ranimeront les courants
des vives eaux ?
Vole la poussière des sentiers – (Susanne Derève)

Vole la poussière des sentiers,
la mer est au bout du voyage
battant et rebattant les cartes du temps,
offerte aux pluies d’été
au crépitement de l’averse,
à son frileux masque de brume.
Dans la soudaine échappée de lumière,
l’ombre s’altère,
le fil des pierres heurte le pas,
et le pas cherche en vain
l’empreinte d’autrefois …
Seule la mer sait rebrousser chemin,
ciseler le temps avec une précision
de métronome,
imprimer à l’estran le va et vient du flot,
épouser chaque pierre
de son baiser de sel
Vole la poussière des sentiers,
les mots modèlent en vain
la pâte du silence,
l’argile grise des jours enfuis .
La mer seule dit l’absence
Courbes – (Susanne Derève) –

Le mot aussi rond qu’une bouche
naquit pour dire l’amour,
et le premier son fut amour,
rondeur de la lèvre charnue,
œil limpide,
prunelle palpitante où chutaient tour à tour
la lune pleine, le globe incandescent
du jour
Fille, fils , enfantement
et l’œuf diaphane de l’oiseau
sur l’arête du monde où le tenait ma main ,
ombrageuse prunelle, qui taisait l’effusion
des couleurs au seuil clair du matin,
la courbe douce du fruit sur la branche ,
sa pure circonférence
d’or et de feu – orange , chair étoilée du pitaya –
Le mot disait la joue charnue de l’ange
et le lait blanc des femmes , poitrines rondes ,
hanches grenues ,
disait tout ce qui fut et serait
que j’ai tu
de peur de m’en saisir ou de le profaner
L’aurai-je assez vécu pour le nommer ?
Souvenir d’école – ( Susanne Derève) –

Une fleur de papier qu’on fixait à la toile
ou l’aile d’un moineau
le froissement du crépon sur la peau
la soie délicatement abandonnée
au point de colle
… un souvenir d’école
Et dans la cage de l’oiseau l’éblouissement du vol
vertige funambule l’éclipse des pinceaux
un frémissement d’ailes
le vert brillant des plumes
l’ocelle noire de deux yeux affolés
et sous le fin duvet le cœur désordonné
de l’oiseau
petit corps tiède entre mes mains
qui me disait la vie dans une histoire sans paroles
l’air de rien
Mary Oliver – Regarde , les arbres –

Regarde, les arbres
sont en train de tourner
leurs propres corps
en piliers
de lumière,
sont en train d’exhaler la riche
fragrance de la cannelle
et de l’accomplissement,
les longs cierges
des massettes
sont en train d’éclater et de flotter là-bas sur
les épaules bleues
des étangs,
et chaque étang,
peu importe ce que son
nom est, est
sans nom maintenant.
Chaque année
tout
ce que je j’ai jamais appris
pendant ma vie
me ramène à ceci : les feux
et la rivière noire de la perte
dont l’autre rive
est le salut,
son sens
nul d’entre nous ne le saura.
Pour vivre en ce monde
tu dois être capable
de trois choses :
d’aimer ce qui est mortel ;
de le tenir
contre tes os sachant
que ta propre vie en dépend ;
et, quand le moment viendra de le laisser
partir,
de le laisser partir.
In Blackwater Woods
Traduction : Aédàn (2021)
Look, the trees are turning their own bodies into pillars of light, are giving off the rich fragrance of cinnamon and fulfillment, the long tapers of cattails are bursting and floating away over the blue shoulders of the ponds, and every pond, no matter what its name is, is nameless now. Every year everything I have ever learned in my lifetime leads back to this: the fires and the black river of loss whose other side is salvation, whose meaning none of us will ever know. To live in this world you must be able to do three things: to love what is mortal; to hold it against your bones knowing your own life depends on it; and, when the time comes to let it go, to let it go.
voir aussi :
Mary Oliver en Français Facebook
ou
https://www.poetryfoundation.org/poetrymagazine/browse?contentId=41916
Alfonsina Storni – L’or de la vie –

L’or de la vie De la corolle noire de la vie Je fais souvent jaillir une petite étamine d’or. Je féconde des fruits, je ferme le calice d’or, Rit ma vie. Je redeviens noire. Mais dans la nouvelle vie Jaillit de nouveau la petite étamine d’or. Rit ma vie Lorsque viennent la toucher les papillons d’or. Noirceur, ensuite l’or Précieux de la vie. El oro de la vida De la corola negra de mi vida Suelo brotar, estambrecillo en oro. Fecundo frutos, cierro el cáliz de oro, Ríe mi vida. Vuelvo a ser negra. Pero en nueva vida Brota de nuevo estambrecillo en oro. Ríe mi vida Cuando la tocan mariposas de oro. Negrura, luego el oro Precioso de la vida.
LE DOUX MAL,
Alfonsina Storni
Traduction de Monique-Marie Ihry
Éditions Cap de l’Etang
Si on pelait les rondeurs de Moore (Susanne Derève)
montage – René Chabrière
Caresser de ses doigts le marbre des statues
– leurs rondeurs leurs formes leurs courbes patinées –
l’éplucher doucement comme on pèle un fruit mûr
comme on l’ouvre … en secret
Si on pelait les rondeurs de Moore si on fouillait
le corps généreux de ses femmes leur ventre creux
comme des barques, leurs dos de pierre,
leurs seins nus…
Y trouverait-on aussi ténu qu’un fil
aussi fragile qu’une pensée
silhouette solitaire cheminant dans la nuit
un homme qui marche ou qui chavire
ou qui étreint le vide entre ses mains de cire
s’épure en s’enfonçant dans l’âge
un Homme
à la manière de Giacometti
montage – René Chabrière
Armel Guerne – Sainte solitude (extrait)

peinture: Cathy Hegman
Virginal horizon tendu
A l’angle des mémoires,
Désert de pureté
Néant noir inconnu :
Je suis l’ombre dit l’ombre
Et mon ombre n’est pas .
Je suis l’errant qui ne sait pas
Dit le vent où il va ,
Portant dans l’urne des printemps
Ou sur la croix des hivers
Un chant plus solitaire
Que le gémissement d’un mort .
Je suis qui parle dit la voix
Plus lourde d’évidences , dévalant les parois
De l’invisible ,
Plus lourde d’éminence que la réalité .
Océan, océan , vieux rebelle
Toi qui brasses et la rumeur
Millénaire et l’instant
Tout en précipitant les matins nus
Au labyrinthe de tes profondeurs ;
Vieil océan vengeur ,
Marin peuplé d’éternités
Et de folles géographies ,
Toujours depuis toujours
Halant sous le soleil et dans la nuit
Ton voyage sans bords :
Je suis la mer, dis-tu ;
Et toutes choses à jamais
Sont enchantées
Dans ton silence triomphal .
Mais autour des sommets, la meute des abîmes …
Car voici que le nombre a dit le nombre
Au nombre , et le matin brutal détruit
Les châteaux de la nuit .
Je suis celui qui fut
Voyageur , voyageur
Venu sous le soleil et les mains de la pluie
Celui qui est et qui n’est plus ,
Car voici que le don de vie
A passé par les fleurs ;
Je suis le cœur, je suis le nom ,
Je suis l’itinérant qui longe l’horizon
Et voici que le ciel se ferme comme un poing .
Consolez-vous de lui, maisons abandonnées !
Ces deuils extasiés n’avaient point de racines ,
Et du lent paysage ils n’avaient point l’accueil .
Consolez-vous de moi, rochers subtils
Penchés au creux torride de l’été
Sur les sources taries .
Dans l’immobile extase du silence
Une respiration – mais où ?
Bat comme un pouls .
Le poids vivant de la parole
SOLAIRE n° 45
Silvina Ocampo – Chant

Claire Hénault – Le voyage interrompu (gravure)
Ah rien, rien n’est à moi !
ni le ton de ma voix, ni mes mains absentes,
ni mes bras lointains.
J’ai tout reçu. Ah, rien, rien n’est à moi.
Je suis comme les reflets d’un lac ténébreux
ou l’écho des voix dans le fond d’un puits
bleu après la pluie.
J’ai tout reçu,
comme l’eau ou le cristal
qui se transforment en autre chose :
en fumée, en spirale,
en édifice, en poisson, en pierre, en rose.
Je suis différente de moi, aussi différente
que certaines personnes quand elles ne sont pas seules.
Je suis tous les lieux que j’ai aimés dans ma vie.
Je suis la femme que j’ai haïe le plus
et ce parfum qui me blessa une nuit
avec les décrets d’un destin incertain.
Je suis les ombres qui entraient dans une voiture,
la luminosité d’un port,
les étreintes secrètes, occultes dans les yeux.
Je suis, des jalousies, le couteau
et les douleurs blessées rouges.
Je suis l’éclat des regards avides et longs.
Je suis la voix que j’entendis derrière les volets,
la lumière, l’air sur les lambercianas.[1]
Je suis tous les mots adorés
sur les lèvres et les livres émerveillés.
Je suis le lévrier qui fuit dans le lointain,
la branche solitaire parmi les branches.
Je suis le bonheur d’un jour,
la rumeur des flammes.
Je suis la pauvreté des pieds nus
sur des enfants qui s’éloignent, muets.
Je suis ce qu’on ne m’a pas dit et que j’ai su.
Ah, j’ai tant désiré que tout fût mien !
Je suis tout ce que j’ai déjà perdu.
Mais tout est insaisissable comme le vent et le fleuve,
comme les fleurs d’or des étés
qui meurent entre les mains.
Je suis tout, mais rien, rien n’est à moi,
ni la douleur, ni le bonheur, ni l’effroi,
ni de mon chant les voix.
[1] Espèce d’épicéa.
¡ Ah, nada, nada es mío !
ni el tono de mi voz, ni mis ausentes manos,
ni mis brazos lejanos.
Todo lo he recibido. Ah, nada, nada es mío.
Soy como los reflejos de un lago tenebroso
o el eco de las voces en el fondo de un pozo
azul cuando ha llovido.
Todo lo he recibido :
como el agua o el cristal
que se transforma en cualquier cosa,
en humo, en espiral,
en edificio, en pez, en piedra, en rosa.
Soy diferente a mí , tan diferente,
como algunas personas cuando están entre gente.
Soy todos los lugares que en mi vida he amado.
Soy la mujer que más he detestado
y ese perfume que me hirió una noche
con los decretos de un destino incierto.
Soy las sombras que entraban en un coche,
la luminosidad de un puerto,
los secretos abrazos, ocultos en los ojos.
Soy de los celos, el cuchillo,
y los dolores con heridas, rojos.
De las miradas ávidas y largas soy el brillo.
Soy la voz que escuché detrás de las persianas,
la luz, el aire sobre las lambercianas.
Soy todas las palabras que adoré
en los labios y libros que admiré.
Soy el lebrel que huyó en la lejanía,
la rama solitaria entre las ramas.
Soy la felicidad de un día,
el rumor de las llamas.
Soy la pobreza de los pies desnudos,
con ninos que se alejan, mudos.
Soy lo que no me han dicho y he sabido.
¡ Ah, quise yo que todo fuera mío !
Soy todo lo que ya he perdido.
Mas todo es inasible como el viento y el río,
como las flores de oro en los veranos
que mueren en las manos.
Soy todo, pero nada, nada es mío,
ni el dolor, ni la dicha, ni el espanto,
ni las palabras de mi canto.
Poèmes d’amour desespéré
(traduction de Silvia Baron Supervielle)
Ibériques
JOSE CORTI
Pierre Seghers – La nuit qui vient
- Jean François Millet – Nuit étoilée
La nuit qui vient
est-elle étoilée ? Mais que m’importent les étoiles
dans ce cheminement, dans cette migration
Quand l’épaisseur est traversée pour atteindre l’autre soi-même
De l’Autre, fou, et de silence, immobile gisant debout ?
La nuit qui vient à ma rencontre, elle a franchi tant de montagnes
Et dévalé tant de collines et roulé tant de galets morts
qui rêvaient d’elle, son souffle a déplacé tant d’astres
Retroussé tant de vagues et courbé tant de joncs
Qu’elle m’emporte, comme un berger dans son manteau
ses bêtes passées à un autre
Seul, retranché de tous, et en lui-même, absent .
Dis-moi,
ma
vie
Editions Bruno Doucey
Hélène Dorion – Comme résonne étrangement la vie

Photographie Aline Smithson
Comme résonne étrangement la vie
que tu vois se lever, au milieu du brouillard
de l’enfant que tu étais, hier encore
à la table où ton père, où ta mère
fouillaient le quotidien, sarclaient
la terre, arrachaient les herbes égarées
parmi les tulipes hautes
qui flottent encore dans le jardin comme
des étoffes, et mesurent les vents à venir.
Alors, comme résonne étrangement la vie
derrière la tempête qui broie ton corps
d’enfant, jette des marées de solitude
sur tes rêves, crois-tu, un mouvement
de lumière gagne sur la brume
peu à peu tu défriches la forêt
du passé, vois le chemin
où naissent et glissent
dans la terre les fragiles espérances.
Tu entends soudain la pulsation du monde
déjà tu touches sa beauté inattendue.
Dans ta bouche fondent les nuages
des ans de lutte et de nuées noires
où tu cherchais le passage
vers l’autre saison
et comme résonne étrangement l’aube
à l’horizon, enfin résonne ta vie.
Comme résonne la vie
Editions Bruno Doucey
Charlie Chaplin – Vie
J’ai agi par impulsion, j’ai été déçu par des gens que j’en croyais incapables, mais j’ai déçu des gens aussi.
J’ai tenu quelqu’un dans mes bras pour le protéger.
Je me suis fait des amis éternels.
J’ai ri quand il ne le fallait pas.
J’ai aimé et je l’ai été en retour, mais j’ai aussi été repoussé.
J’ai été aimé et je n’ai pas su aimer.
J’ai crié et sauté de tant de joies, j’ai vécu d’amour et fait des promesses éternelles, mais je me suis brisé le coeur, tant de fois!
J’ai pleuré en écoutant de la musique ou en regardant des photos.
J’ai téléphoné juste pour entendre une voix, je suis déjà tombé amoureux d’un sourire.
J’ai déjà cru mourir par tant de nostalgie.
J’ai eu peur de perdre quelqu’un de très spécial (que j’ai fini par perdre)………
Mais j’ai survécu!
Et je vis encore!
Et la vie, je ne m’en lasse pas …………
Et toi non plus tu ne devrais pas t’en lasser. Vis!!!
Ce qui est vraiment bon, c’est de se battre avec persuasion, embrasser la vie et vivre avec passion, perdre avec classe et vaincre en osant…..parce que le monde appartient à celui qui ose!
La vie est beaucoup trop belle pour être insignifiante! »
Oscar Wilde – La ballade de la geôle de Reading (II)

Fra Angelico – Martyre des saints Côme & Damien
Nous l’avons vu dans la cour, six semaines,
Dans son costume gris-poussière,
Coiffé de sa casquette de cricket,
Sa démarche semblait légère,
Mais jamais homme n’avait regardé
Si passionnément la lumière.
Mais jamais homme n’avait regardé,
Avec ces yeux pleins de passion,
Ce petit pan de bleu que nomment ciel
Les détenus de la prison,
Et tout nuage entraînant dans sa fuite
Les brins mêlés de sa toison.
II ne se tordait pas les mains, ainsi
Qu’un insensé, osant vouloir
Que l’Espérance, enfant maudit, s’élève
Dans le caveau du Désespoir :
Regarder le soleil lui suffisait
Et l’air frais du matin à boire.
II ne se tordait pas les mains, pas plus
Qu’il n’avait larme ni chagrin,
Il buvait l’air comme s’il contenait
Quelque remède souverain ;
À pleine bouche, il buvait le soleil
Comme s’il eût été du vin !
Les autres âmes en peine et moi-même,
Dans l’autre préau de la cour,
Ne savions plus si nous avions commis
Faute vénielle ou crime lourd,
Nous regardions, comme accablés, cet homme
Qui serait pendu un beau jour.
Le voir passer nous paraissait étrange
D’une démarche si légère
Étrange aussi de le voir regarder
Si passionnément la lumière,
Étrange enfin de penser qu’il paierait
Une dette extraordinaire.
***
Six weeks the guardsman walked the yard,
In the suit of shabby gray :
His cricket cap was on his head,
And his step seemed light and gay,
But I never saw a man who looked
So wistfully at the day.
I never saw a man who looked
With such a wistful eye
Upon that little tent of blue
Which prisoners call the sky,
And at every wandering cloud that trailed
Its ravelled fleeces by.
He did not wring his hands, as do
Those witless men who dare
To try to rear the changeling Hope
In the cave of black Despair:
He only looked upon the sun,
And drank the morning air.
He did not wring his hands nor weep,
Nor did he peek or pine,
But he drank the air as though it held
Some healthful anodyne;
With open mouth he drank the sun
As though it had been wine!
And I and all the souls in pain,
Who tramped the other ring,
Forgot if we ourselves had done
A great or little thing,
And watched with gaze of dull amaze
The man who had to swing.
For strange it was to see him pass
With a step so light and gay,
And strange it was to see him look
So wistfully at the day,
And strange it was to think that he
Had such a debt to pay.
La ballade de la geôle de Reading ( Extrait – II)
Le livre de poche – Classiques
Brouillard – (Susanne Derève)

Alexandre Hollan – Arbres, vies silencieuses
Brouillard juste sentir
ne pas écarter le rideau
ne pas voir
ou c’est un abîme
qui s’ouvre
comme si les mots avaient pris chair
que devant la chair tout s’efface
la vie un puzzle
une nasse
Qui pourrait croire qu’on raconte
une histoire linéaire
qu’on tait les fausses routes
les impasses
avec ce qu’elle ont pesé de leur poids
de pierre
d’amours déchues
de guerres lasses
de celles qu’on a perdues
sans même porter le fer
sans combattre
qu’on panse comme des plaies
vivaces
Brouillard amère ritournelle
huis clos d’une pluie d’été
les notes virent sur elles-mêmes
avant de s’effondrer
dans un dernier sanglot
d’où renaîtrait le rire
un accord qui s’éteint
un rideau que l’on tire
Robert Piccamiglio – Le jour la nuit

Edward Weston – Fabrique de plâtres
je me souviens
il faisait froid
je dormais dans une chambre
de bonne
dans le quinzième
la journée
la nuit
je marchais dans les rues
je faisais les bars
les stations de métro
les quartiers à putes
à la recherche
de ce qui me semblait être
la vie
je ne l’ai pas rencontrée
souvent
alors je suis allé
demander à Dieu
pourquoi tout ça
pourquoi toute cette vie
en bas
froide et bruyante
Dieu n’a pas répondu
peut-être même
qu’il ne connaissait pas la réponse
il se contentait juste
de regarder ses souliers
propres et cirés
j’ai alors pensé
qu’il s’était
foutrement gourré
en inventant
ce que moi je voyais
toutes les nuits
mais comment lui expliquer
puisqu’il ne répondait pas
à mes questions
que personne n’était capable
d’y répondre
alors j’ai changé de chambre
j’en ai pris une
plus grande
avec plus de lumière
dedans
j’ai dormi la nuit
je suis sorti le jour
pour voir
si il y avait une différence
il n’y en avait pas
A cet instant précis – ( RC )
Un peu de blanc, et du noir dedans,
et des lignes qui s’étirent :
des images , un instant
figées, et c’est une cascade
qui ne tombe plus,
saisie dans son élan par le gel .
Le regard saisit les formes,
où la lumière s’est posée :
il cherche dans les ombres ,
un peu de vie cachée ,
et déjà, arriver à deviner
la couleur des choses .
A cet instant précis.
–
RC – nov 2017
Clarice Lispector – Prends ma main
Prends ma main…
Je vais à l’instant te conter
Comment je suis entrée dans l’ineffable
Qui a toujours été ma quête insaisissable et secrète
Comment je suis entrée dans l’interstice
unissant les numéros un et deux
Comment j’ai connu la frontière qui sépare mystère et feu
Combien souterraine est cette frontière
Entre deux notes de musique vibre une autre note
Entre deux maintenants de vie se glisse un autre maintenant de vie
Et deux grains de sable même inséparablement liés
Sont partagés par un espace infime
Entre deux sentiments se loge un autre sentiment
Et dans toute matière se love un espace
Qui est respiration du monde.
Et cette incessante respiration du monde
N’est autre que ce que nous entendons
N’est autre que le silence.
Raymond Carver – pluie
PLUIE
Réveillé ce matin avec
une envie terrible de rester au lit toute la journée
et de lire. J’ai lutté quelques minutes contre cette idée.
Ai regardé la pluie à travers la fenêtre.
Et lâché prise. Me mettant entièrement
à l’abri de ce matin pluvieux.
Serais-je prêt à revivre ma vie ?
Avec les mêmes erreurs impardonnables ?
Oui, si c’était seulement possible. Oui.
(in Where Water comes Together with Other Water (1983)
RAIN
Woke up this morning with
a terrific urge to lie in bed all day
And read. Fought against it for a minute.
Then looked out the window at the rain.
And gave over. Put myself entirely
in the keep of this rainy morning.
Would I live my life over gain ?
Make the same unforgivable mistakes ?
Yes, given half a chance. Yes.
Yves Prié – Obsidienne
photo: Klavdij SLUBAN ( rencontres d’Arles 2011 )
Pour saluer Caillois et Guillevic ( extrait )
Attendre la mort
et sa dureté minérale
Nous ne traverserons pas
Notre vie se brise là
L’obsidienne en détourne le reflet
Mario Luzi – Que de vie !
détail d’une peinture de Frida Kahlo
.
« Que de vie ! »
une voix aiguë d’enfant s’élève
là où une foule d’oiseaux
arrachés à leur gazouillement
de branche en branche
s’enfuit dans l’effeuillement du bois
sous le froid contre jour,
trace un sillage de plumes et de cris,
abandonne les phrases brisées
d’un discours qui achoppe, fête
et fuite, tandis que des hommes à l’affût
en préparent le massacre ;
“que de vie !” répètent des derniers,
ces plus lumineux battements d’ailes
sur toute la broussaille entre mer et marais […]
car on ne perçoit jamais la vie
si fort qu’au moment de sa perte.
Mario Luzi, « Du fond des campagnes », L’Incessante Origine, Flammarion, 1985, pp. 112-115.
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