Yehuda Amichai – Un long trajet

Qui ferme les yeux pendant un long trajet
la voiture roule en lui
et il devient le paysage
des deux côtés de la route
comme qui rêve
contient le rêve
et est contenu par lui.
L’été j’ai aperçu près de la mer
un bébé qui voyait la mer pour la première fois
et un vieillard qui la voyait pour la dernière fois
assis ensemble dans le sable
et ils avaient les yeux grands ouverts :
chacun sur un autre monde.
Perdu dans la grâce
(traduit par Emmanuel Moses
Gallimard 2006)
Dyane Léger – faire danser le cœur du monde
peinture Winslow Homer
Dis-moi, toi qui sais tenir le monde dans ta main
sans lui faire mal, sans le faire pleurer,
pourrais-tu m’expliquer, à moi qui suis
à peine capable de transplanter un rosier
sans déchirer ses racines, à moi qui peux
à peine raconter une histoire sans la déformer,
à moi qui ne peux sourire à un vieillard
et à son chien sans les faire fuir,
pourrais-tu me dire comment,
si l’on me le demandait,
comment pourrais-je arriver
à faire danser le cœur du monde
sans lui marcher sur les pieds?
Constantin Cavafy – Ithaque
Lorsque tu te mettras en route pour Ithaque,
souhaite que le chemin soit long,plein d’aventures,
plein de connaissances.
Les Lestrygones et les Cyclopes,
le farouche Poséidon – ne les crains pas;
de telles rencontres, tu n’en feras jamais sur ton chemin,
si ta pensée reste noble, si une émotion
de haute qualité anime ton esprit et ton corps.
Les Lestrygones et les Cyclopes, l’irascible Poséidon,
tu ne les rencontreras pas,
si tu ne les portes pas dans ton âme,
si ton âme ne les dresse pas devant toi.
Souhaite que le chemin soit long.
Que nombreux soient les matins d’été
où – avec quel plaisir, quelle allégresse!
– tu entreras dans des ports que tu verras
pour la première fois;
aux marchés phéniciens,
arrête-toi, pour acquérir la bonne marchandise:
des nacres et des coraux, des ambres et des ébènes
et des parfums voluptueux de toute espèce;
autant que tu peux, des parfums voluptueux en abondance;
visite de nombreuses villes égyptiennes,
afin d’apprendre, apprendre sans cesse auprès des sages.
Garde toujours Ithaque en ta pensée.
Y parvenir est ton but final.
Mais ne précipite point ton voyage.
Mieux vaut qu’il dure plusieurs années,et que, vieillard enfin,
tu abordes dans l’île,riche de ce que tu auras gagné sur ton chemin,
sans espérer qu’Ithaque t’enrichisse.
Ithaque t’a donné le beau voyage.
Sans elle, tu ne sortirais pas sur la route.
Elle n’a plus rien à te donner.
C Cavafy 1910
Tristan Klingsor – La flûte ,cette jolie bergère à paniers
La flûte est cette jolie bergère à paniers,
qui s’avance par un pas de menuet
et lance de sa petite voix fine un:
air impertinent
Aussitôt le cor, en soupirant langoureux et docile,
reprend la phrase charmante
et la répète
ainsi qu’un perroquet apprivoisé.
Mais le basson, ce vieillard comique
à perruque poudrée, toussote,
et à son tour commence un compliment
embrouillé en faisant des révérences
de droite et de gauche.
Alors se met de la partie,
comme un docteur bavard
habitué surtout à jouer de la seringue
dans des derrières rosés et joufflus,
le trombone aux éclats grossiers et bruyants.
Et cependant, le fifre, petit arlequin coquet,
prend à ton bras la jolie bergère émue,
et tous deux se content fleurette
sur une rapide suite de tierces,
s’enfuient en laissant là
les trois amoureux bernés
qui se chamaillent furieusement,
jusqu’à ce que le cymbalier réveillé
leur envoie brusquement ses casseroles à la tête,
pour rétablir enfin le silence troublé.
Tristan Klingsor