Lionel RAY – Maintenant tu vas réunir tous tes visages

MAINTENANT tu vas réunir tous tes visages
ceux du matin ceux du soir et d’ailleurs
tu en feras des brouillons lyriques
des vêtements des silences des gouffres.
tu donneras un nom à chaque chose
pour être proche et pour être différent
et pour que tout se perpétue
sans déchirure au-delà de toi-même.
tu seras une ville claire et forte
cette écriture des rues des terrasses des toits
depuis des siècles tu habitais souviens-toi
places fontaines ce miroir d’énigme et de sang.
tu verras le soleil dissiper ses couleurs
devenir toute absence hors la mer hors du temps
et tes nuits n’en font qu’une ni matins ni rumeurs
comme un puits étoilé affamé par le vent.
sommeil pour dénouer tes poignets tes orages
et ces mots clandestins que tu n’as jamais dits
sommeil sans dissonance pierre sans poids sans visage
cachée inaltérable au plus sourd de la nuit.
Poésie 84
Janvier Février 1984
Revue dirigée par Pierre SEGHERS
Josyane De Jesus-Bergey – les amulettes
deux petits extraits « image » d’un recueil paru aux éditions encre et lumière
Ilarie Voronca – un cri
photo Ayashok – jeune fille hindoue
Un azur, une prunelle filtrés par les fenêtres
Des éclats de visages
Un cri n’est-il que le cocon
d’où sortira le ver à soie des orchestres futurs ?
le monde a deux visages (Susanne Derève)
Picasso (Femme nue au bonnet turc, détail)
Le monde a deux visages
Le monde en a-t-il deux ou trois
Des visages coupés en ces milliers de toi
De moi, de fois
En autant de profils et de faces
Qu’il n’y a de conquêtes
Ou de disgrâces …
Et je cherche la clé
De celui qui m’ira
Que je revêtirai comme un costume
D’apparat, un décor de ballet
Un habit de gala …
Le monde a des profils ingrats
Parfois l’œil des tombes
Annonce le trépas
Parfois c’est une bouche
Qui nous donne le la
Pour l’avaler ou pour le tordre
Et j’avoue que je ne sais pas
Si les dents s’y montrent
Pour mordre
Ou pour y grincer d’effroi
S’il vaudrait mieux pleurer de honte
Ou si l’on doit tendre les bras
En chantant que la terre est ronde
Je ne sais pas si mes deux mains
Pourront se rejoindre au matin
Ne me retiens pas si je tombe
Pentti Holappa – depuis le rivage
–
Depuis le rivage
Semant ses bienfaits un nuage vole puis un aigle, messager.
Seules les îles gémissent vers le rivage à leur départ,
quand le vent sous le gel se fige, pleurant sur leur sort.
Et la mort du nuage et la fin de l’aigle
et le dernier cri sont une suffisante genèse.
Les lueurs de l’Est ne dorent pas les eaux du rivage,
et les lumières de l’Ouest
ne recouvrent pas l’homme qui regarde.
Seul jusqu’au destin du rivage résonne
le chant de ceux qui s’en vont :
Adieu, étranger aux visages enfouis.
( Le fils de la terre 1953)
Janos Plinszky – Estaré mirant-ho
photo: Matthieu Grymonprez état de Kerala Inde
Je regarderai l’eau couler
les chemins hésitants et tendres ,
l’écriture où se mêlent douleur et hasard ,
leurs longs dessins,
-
sur des pierres mortes
sur des visages vivants –
Je les regarderai avant
de mériter l’oubli .
Des manches et des roses – ( RC )
sur une photo de Daido Moriyama – Hands from Dog and Mesh
Tights, 2014-2015
Va savoir, si ce sont des soeurs jumelles :
Elles prêtent chacune une manche
Quand l’appareil se déclenche .
Ce sont deux demoiselles
qui, pour la photo se figent ;
Elles ne prêtent qu’une partie de leur corps
A l’envers du décor,
Le temps que les tiges
Developpent leur aube
Pour d’autres lendemains :
Et fleurissent sur les mains
comme sur les robes.
on ne voit pas leurs visages,
situés hors de la vision,
ce qui pose la question
de leur âge…
C’est une longue pose,
qui dure quelques années,
mais pas assez pour faner
les pétales et leurs roses ….
–
RC – mai 2016
Thomas Pontillo – Dans la nuit ( extrait de Incantations )
–
Dans la nuit qu’aucun passant n’arraisonne,
vivre est déjà un chien errant,
parmi les roses de la colère
quelques visages s’ouvrent à l’éblouissant chaos.
Dans la nuit qu’aucun mot n’interroge,
j’entends mes jardins d’enfance écarter l’hiver de leurs branches,
mais où vont nos amis perdus,
vers quelles contrées, pour quel tourment ?
Dans la nuit qu’aucun arbre ne console
il y a un homme agenouillé dans ses paroles,
il mêle le passé au présent et c’est toujours
le même orage à ses tempes.
Jackie Plaetevoet – Speranza ( extrait )
J’espère
mais je ne suis pas sûre du tout
que tu pourras lire ces mots cependant je voulais te dire que je t’écris chaque nuit et que le temps porte l’écharpe que je t’avais offerte bleu pâle cernée d’orangé.
Sûrement tu te souviens de ce jardin où nous avions contemplé le ciel alors que Mars était de feu.
Les étoiles jouaient à changer de constellations et devant cette sarabande la nuit riait à pleins silences avec la lune sereine et pleine. Dans la demi obscurité les parfums mélangés de seringua et de pivoines s’étreignaient entre nos visages qui se cherchaient se retenaient.
Jackie Plaetevoet – Editions Sang d’encre –
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Ara Babaian – Les visages apparaissent dans la nuit comme des prières
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Les visages apparaissent dans la nuit comme des prières,
avec des hymnes gravés sur leur front,
et comme les rivières l’ont fait, la terre l’a fait,
ce siècle est de les noyer,
les plier dans des pages non lues de l’histoire.
Avril est rempli de sons du printemps
et la voix des duduks sur le sable.
Je ne peux pas enterrer le passé tranquille,
Ainsi, chaque année j’écris au printemps,
lorsque le sang saigne des fleurs.
–
Ara Babaian: [Faces appear at night like prayers]
Click to hear the audio clip of Faces appear at night like prayers
read by Lola Koundakjian.
Faces appear at night like prayers,
with hymns etched upon their foreheads,
and as rivers did, as land did,
this century is drowning them,
folding them into history’s unread pages.
April is full of the sounds of spring
and the voice of duduks on the sand.
I can’t bury the quieted past,
so every year I write in spring,
when blood bleeds from flowers.
–
du site de la poésie arménienne, traduction perso.
–
Alessandra Frison – Le repas attend
–
Je me laisserai déborder
aujourd’hui sur la route jusqu’à chez moi
jusqu’au repas qui attend
comme chaque soir ses bouches
ce que l’on appelle vie
est de se reconnaître doucement
dans les comptes de toujours
dans les poches ou
les couloirs arrachés aux visages,
après que même le train
aura rendu amers les souvenirs
avec les voix brisées aux téléphones
les assauts de noir dans le noir,
ouverte cette unique douceur, un mot,
l’ironie la plus vulgaire se déplie en art
entre les mains quand même vertes
quand même de l’autre côté du temps.
–
Et toujours attendant
le son âcre de la mi-journée,
les mobylettes entichées, les maisons à la frontière du soleil,
la vie suspendue
à ce repas devenu inutile,
nous saurons que l’été
est une surprise de lumière dans le sous-bois.
——–
Mi lascerò diluviare
oggi sulla strada fino a casa
fino al pasto che aspetta
come ogni sera le sue bocche
quello che si chiama vita
è riconoscersi piano
dentro i soliti conti
dentro le tasche o
i corridoi strappati dalle facce,
dopo che anche il treno
farà amari i ricordi
con le voci frante dai telefoni
gli assalti di buio nel buio,
aperta quella sola dolcezza, una parola,
la più volgare ironia si dispiega arte
tra le mani comunque verdi
comunque dall’altra parte del tempo.
*
E sempre aspettando
il suono acre del mezzogiorno,
i motorini invaghiti, le case alla frontiera del sole,
la vita sospesa
in quel pasto ormai inutile,
sapremo che l’estate
è una sorpresa di luce nel sottobosco.
. . . . . . . . . . … . .. . . . . . . .De : Assaggi Generali
–
Le ciel ne se remplit pas de couleurs, aux fêlures du quotidien – ( RC )
A oublier de respirer,
Celui qui poursuit son chemin tranquille,
Ne s’aperçoit pas que, sous ses pas,
Se déroule le vide
Et que la falaise a cédé.
L’apprenti soldat, confond la réalité avec les jeux vidéos,
Et l’arme entre ses mains, n’a de différence avec le fusil en plastique
Que son poids, et l’odeur de l’huile
Alors qu’il caresse la gâchette,
Large, froide – vraie
A oublier de respirer,
On en oublie de penser
Et le monde a tourné sur lui-même.
Les larmes ont séché sur les visages
Au soleil disparu derrière les collines.
Enrôlés de force, les enfants soldats
Qu’on mène au combat
Délaissent la famine,
Pour les champs de mines,
Ont le goût du sang, dans leurs bouches d’enfants.
Le ciel ne se remplit pas de couleurs
Aux fêlures du quotidien,
Mais colporte la haine
Dans leurs poings serrés
Sur des branches de douleur.
–
RC – 8 février 2013
–
Philippe Delaveau – Bistrots de Paris
BISTROTS DE PARIS
On est debout devant le zinc et sous l’œil simple
et bleu du patron qui s’active il arbore
une moustache artistique en balai-brosse
tandis que l’ivresse égare un monde incertain
qu’alimente la truelle d’un monologue à son propre rythme
lent parfois pâteux de bâtisseur de mondes ce sont les vignes
venues à Paris déverser leurs vendanges vers le métal
des tubes et des sièges les glaces réfléchissent les visages blancs
la sueur au front qui perle chez ceux qui reconstruisent
patiemment mais le poème est mort et les murs s’écroulent
éclairant par gouttes les fronts rien ne visite les solitudes
ni la bière barbue ni le petit rouge qui danse sur son ballon
ni le blanc sec en renversant la tête ou le café dans son corset d’ébène
–
Mario Benedetti – Depuis la nuit le matin la nuit
[Chap. 8 : 6]
Depuis la nuit le matin la nuit,
pantalons verts, pantalons bleus,
le noir, le bleu clair, le cuivré, tout.
Parce que n’est plus un mot.
Les mers, les routes sont des maisons
et les maisons, des routes et des mers.
La pierre s’enfonce sans la corde autour du cou.
Affleurent en cercles les mots sur ses lèvres.
Mais peu importe, peu importe.
Quelques voyelles, le long du visage blanc
et noir, de cheveux, sa lumière.
Effondrée sur un côté. Recroquevillée.
Derrière toi, et devant, au delà, il n’y a rien.
,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,de: Pitture nere su carta, Milan, Mondadori, 2009