Wislawa Szymborska – Avec le vin
peinture André Cohn
D’un regard il amplifia ma beauté
et je la pris pour mienne.
Heureuse j’avalais une étoile.
Je lui permis de m’inventer
à l’image du reflet
dans ses yeux . Je danse, danse
dans les secousses de mes subites ailes.
Table est table. Vin est vin
dans le verre, qui est verre
restant dressé sur la table,
Je suis illusoire,
incroyablement illusoire
imaginée jusqu’au sang.
Je lui parle de ce qu’il veut : de fourmis
mourant d’amour
sous la constellation de pissenlits.
Je jure qu’une rose blanche,
arrosée par le vin, chante.
Je ris, je penche la tête,
avec précaution, comme si je vérifiais
une invention. Je danse, danse
dans une peau étonnée, dans les bras qui me créent
Eve de la côte, Venus des écumes,
Minerve de la tête de Jupiter,
étaient plus réelles.
Quand il me regarde,
Je cherche mon reflet sur le mur.
Et je vois seulement
un clou, duquel on a enlevé son tableau.
Wislawa Szymborska – Quatre heures du matin
Wislawa Szymborska
QUATRE HEURES DU MATIN
Heure de la nuit au jour
Heure du flanc droit au gauche
Heure pour avant la trentaine.
Heure balayée sous le chant des coqs.
Heure où la terre semble nous chasser.
Heure où nous glace le souffle des étoiles éteintes.
Heure de qu’est-ce qui restera-bien-de-nous.
Heure vide,
sourde, aride.
Fond du fond de toutes les autres heures.
Personne n’est vraiment bien à quatre heures du matin.
Si les fourmis sont bien à quatre heures du matin,
Bravo les fourmis! Mais que viennent vite cinq heures,
Si tant est que nous devons survivre.
Wislawa Szymborska – Contribution à la statistique
–
Sur cent personnes :
sachant tout très bien, – cinquante deux.
Incertaines de chaque pas, – presque tout le reste.
Prêtes à aider, pourvu que cela ne dure pas longtemps, – jusqu’à quarante neuf.
Bonnes toujours car ne sachant pas faire autrement, – quatre, cinq peut-être.
Enclines à admirer sans envie, – dix-huit.
vivre dans la peur constante devant quelqu’un ou quelque chose
– soixante-dix-sept.
Avec qui on ne rigole pas, – quarante-quatre.
Douées pour le bonheur, – vingt et quelques, tout au plus.
Inoffensives une à une mais sauvages en foule, – plus de la moitié assurément.
Cruelles si les circonstances les y obligent, – il vaut mieux ne pas le savoir, même approximativement.
Echaudées craignant l’eau froide, – guère plus nombreuses que celles qui la craignent sans avoir été échaudées.
N’empruntant rien à la vie sauf les choses, – trente, j’aimerais me tromper.
Percluses, dolentes sans le moindre falot dans le noir, – quatre-vingt-trois.
Justes, – beaucoup, trente-cinq.
Mais si cette vertu s’accompagne d’un effort de compréhension, trois.
Dignes de compassion, – quatre-vingt-dix-neuf.
Mortelles, – cent sur cent,
Nombre qui pour l’instant ne change pas.
–
Wislawa Szymborska – Certains aiment la poésie
Certains –
donc pas tout le monde.
Même pas la majorité de tout le monde, au contraire.
Et sans compter les écoles, où on est bien obligé,
ainsi que les poètes eux-mêmes,
on n’arrivera pas à plus de deux sur mille.
Aiment –
mais on aime aussi le petit salé aux lentilles,
on aime les compliments, et la couleur bleue,
on aime cette vieille écharpe,
on aime imposer ses vues,
on aime caresser le chien.
La poésie –
seulement qu’est ce que ça peut bien être.
Plus d’une réponse vacillante
fut donnée à cette question.
Et moi-même je ne sais pas, et je ne sais pas, et je m’y accroche
comme à une rampe salutaire.
Wyslava Szymborska – coup de foudre
–
Je n’en veux pas au printemps
d’être venu à nouveau.
Je ne lui tiens pas rigueur
de remplir comme chaque année
ses obligations.
Je comprends que mon chagrin
n’arrêtera pas la verdure.
Et le brin d’herbe s’il hésite un instant,
c’est sur le souffle du vent.
Je ne souffre pas trop de voir
que les aulnes au bord de l’eau
ont de quoi bruire à nouveau.
Je prends bonne note du fait
que- comme si tu étais toujours là –
le bord d’un certain étang
est resté aussi beau que naguère.
Je ne garde nulle rancune
a la vue, pour la vue de la baie
par le soleil éblouie.
Je parviens même à imaginer
Les deux, mais pas nous du tout,
assis en ce moment même
sur le tronc du bouleau abattu.
Je respecte leur droit absolu
au chuchotement et au rire
et au silence du bonheur.
J’irais même jusqu’à penser
que c’est l’amour qui les lie,
et qu’il la serre contre lui
de son bras tout à fait vivant.
Quelque chose de nouveau, très oiseau,
bourdonne dans les roseaux.
De tout mon coeur je souhaite
Qu’iils puissent tous deux l’entendre.
Je n’exige aucun amendement
des vagues qui s’abattent sur la rive,
ni aux vives, ni aux lascives
et qui n’obéissent pas à ma loi.
Je ne demande rien de rien
à l’étang près de la forêt,
qu’il soit émeraude
qu’il soit saphyr,
qu’il soit même charbon.
Une seule chose je refuse.
Revenir à tous ces endroits.
A ce privilège de présence-
Je renonce par la présente .
Je t’ai tellement vécu,
et peut être juste ce qu’il faut,
pour pouvoir y penser de loin.
Recueil « Je ne sais quelles gens » traduit du polonais par Piotr Kaminski.
–
Wisława Szymborska – De la mort, sans exagérer
Elle ne comprend rien aux plaisanteries,
ni aux étoiles, ni aux ponts,
ni au tissage, ni aux mines, ni à la pâtisserie.
Elle se mêle de nos projets et de nos agendas,
elle a son dernier mot
hors sujet.
Elle ne sait même pas faire
ce qui directement se rapporte à son art :
ni creuser une tombe,
ni bricoler un cercueil,
ni nettoyer après.
Toute à sa tuerie,
elle le fait gauchement
sans méthode ni doigté
comme si sur chacun de nous elle faisait ses gammes.
Plus d’un triomphe sans doute,
mais combien de défaites,
de coups pour rien,
d’expériences à recommencer.
Parfois, elle manque de force
pour frapper une mouche au vol.
Et plus d’une chenille
peut la prendre de vitesse.
Tous ces bulbes, gousses,
antennes, palmes et branchies,
plumages nuptiaux et fourrures d’hiver,
attestent du retard
dans son veule travail.
La mauvaise foi ne saurait suffire,
ni même nos coups de main en guerres et révolutions,
du moins pour l’instant.
Des coeurs battent dans les oeufs.
Les squelettes des bébés croissent.
Les graines en arrivent aux premières feuilles.
et parfois même, aux arbres immenses sur l’horizon.
Quiconque prétend qu’elle est omnipotente
est la preuve vivante
qu’il n’en est rien.
Il n’est point de vie qui,
même un court instant,
ne soit immortelle.
La mort
est toujours en retard de cet instant précis.
En vain agite-t-elle la poignée
de la porte invisible.
Le peu que nous ayons pu
demeure irréversible.
***
Wisława Szymborska Les Gens sur le pont (Ludzie na moście, 1986)
Wislawa Szymborska – Encore
Un récit-poème, marqué de tragédie, un des sept disponibles sur ce site
ENCORE
Dans les wagons plombés
Des prénoms traversent la contrée,
Mais jusqu’où ils voyageront,
Si un jour ils en descendront,
Je n’en sais, je ne vous dirai rien.
Prénom Nathan cogne contre la cloison,
prénom Isaac hurle et chante sa folie,
prénom Sarah pour deux gouttes d’eau supplie,
puisque se meurt de soif le prénom Aaron.
Ne saute pas dans le vide, prénom David.
Ce prénom te flétrit pour la vie,
Ce prénom on ne le donne à personne,
C’est trop lourd à porter par ici.
Que ton fils porte un nom slave et blond,
Car ici, chaque cheveu on recense
Car ici on sépare le bon grain de l’ivraie
D’après tes paupières et d’après ton prénom.
Ne saute pas. Que ton fils s’appelle Lech.
Ne saute pas, Ce n’est pas encore l’heure.
Ne saute pas. La nuit rit aux éclats,
Et ricanent les wagons sur la voie.
Un nuage humain passe sur le pays,
Grand nuage, et une larme pour toute pluie,
Petite pluie, rien qu’une larme, quelle sécheresse.
Et les rails dans le noir disparaissent.
C’est comme ça – fait la roue. Pas de clairière.
C’est comme ça – train de cris à travers bois.
C’est comme ça – dans la nuit, je l’entends.
C’est comme ça – le silence cogne le silence.
(1957) Fleuve d’Héraclite, traducteur Christophe Jezewski et Isabelle Macor-Filarska.
—
— une autre parution d’un poème de l’auteure est visible sur Art et tique et pique…
–
Wislawa Szymborska – La gare

Gare Hamburger de Berlin: installation lumineuse de Dan Flavin
La gare
Ma non-arrivée dans la ville N
s’est passée à l’heure ponctuelle
Je te l’avais annoncé
par une lettre non envoyée.
Tu as eu tout le temps
de ne pas arriver à l’heure
Le train est arrivé quai trois
un flot de gens est descendu.
La foule en sortant emporta
l’absence de ma personne
Quelques femmes s’empressèrent
de prendre ma place dans la foule
Quelqu’un que je ne connaissais pas
courut vers une d’entre elles
qui la reconnut immédiatement.
Ils échangèrent un baiser
qui n’était pas pour nos lèvres.
Entre temps une valise disparut
qui n’était pas la mienne
La gare de la ville N a passé
son examen d’existence objective
Tout était parfaitement en place
et chaque détail avançait
sur des rails infiniment bien tracés.
Même le rendez-vous a eu lieu.
Mais sans notre présence.
Au paradis perdu
de la probabilité
Ailleurs
ailleurs.
Combien résonnent ces mots.
—–Pour découvrir cette poétesse, vous pouvez aller sur cette page, qui en publie de nombreux:voir aussi ce recueil
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