Yannis Ritsos – le fou
Photo: Moholy Nagy
Que de mensonges l’homme invente pour se ménager un petit coin sur cette terre !
Le soir, les agents de la circulation se retirent, les magasins ferment
Les étoiles s’enhardissent du côté du couchant.
Et plus tard
on entend le fou du quartier avec son bonnet rouge
qui fredonne dans la rue boueuse une rengaine triste,
une rengaine d’enfant chargée de beaucoup, beaucoup de rides
Karlovassi, 9. VII. 87
Yannis Ritsos – Jusqu’à ce que
image, montage perso 2017
La tante Maritsa, la tante Katina avec leurs petits chapeaux,
avec leurs broches en or, avec leurs meubles entassés l’un sur l’autre,
avec les coffrets peints, les paires de draps brodés,
avec les mille cuivres de cuisine. A quoi bon
avoir amassé tout cela – disaient-elles –
nous n’avons même plus où nous asseoir. Et pourtant
elles continuaient à amasser bouts de ficelle, sacs en papier,
pinces à linge. Les cafards et les mites,
cricricri, à l’ouvrage. Jusqu’à une nuit
où leur maison a pris feu.
Les deux vieilles filles maigres
ont couru, déchaussées, à moitié nues dans la rue
avec leurs longues chemises de nuit blanches,
et elles sont restées ainsi abasourdies, tremblantes à regarder le feu,
gardant chacune à la main seulement un petit chapeau noir.
Athènes, 17. /. 88.
Yannis Ritsos – Inévitable
photo: Lydia Roberts
Ils sont partis, l’un après l’autre.
Nous avons attendu.
Ils ne sont pas revenus.
Comment peut-on s’habituer à tant d’éloignement ?
Ni montagnes, ni arbres, ni maisons,
ni gens du tout, et les noms oubliés,
et la cendre répandue jusque dans les pages vierges.
Seulement dans le champ sec aux ronces jaunes,
a poussé une rose comme par erreur. La nuit,
souviens-t’en quand tu regarderas au loin, vers le large,
les trois petits feux errants. Souviens-t’en.
O, triste, inconsolable clair de lune, garde-moi.
Karlovassi, 10. VII. 87
Yannis Ritsos – Sortie de prison ?
photo: Michael Kenna
Sortie de prison ?
Tout entier livré, abandonné à la plénitude du vide indifférent,
il dépouille ses ailes |
( celles qui l’ont porté jadis au zénith) il les plume une à une
Comme s’il effeuillait une grande marguerite étrangère
devant les petits marchands de chaussons au fromage
aux chaises crasseuses
et les papiers huileux tombent en même temps que les plumes sur la chaussée,
et ils s’emmêlent parfois dans les roues d’un vélo.
Le gardien m’a ouvert la porte. Je suis sorti,
Dans la cour, une cruche, un cerceau, un oiseau.
Karlovassi, 9. VII 87
Yannis Ritsos – Le poète
–
LE POÈTE
Il a beau plonger sa main dans les ténèbres,
Sa main ne noircit jamais. Sa main
est imperméable à la nuit. Quand il s’en ira
car tous s’en vont un jour), j’imagine qu’il restera
un très doux sourire en ce bas monde,
un sourire qui n’arrêtera pas de dire « oui » et encore
« oui »
à tous les espoirs séculaires et démentis.
Karlovassi, 17. VII. 87
–
extrait du recueil » tard, bien tard dans la nuit », éditions « Le temps des cerises »
Yannis Ritsos – Le sourire du poète
Le poète
Il a beau plonger sa main dans les ténébres,
sa main ne noircit jamais. Sa main
est imperméable à la nuit. Quand il s’en ira
(car tous s’en vont un jour), j’imagine qu’il restera
un très doux sourire en ce bas monde,
un sourire qui n’arrêtera pas de dire « oui » et encore « oui »
à tous les espoirs séculaires et démentis.
(Yannis Ritsos, in Tard, bien tard dans la nuit, traduction Gérard Pierrat, Le Temps des Cerises éditeurs)