Gérard Titus-Carmel – Voici une échappée (De craie) –

.
voici une échappée à ce jour dans l’horizon
ne ressemblant à aucune autre il est dit
que je m’éloigne à présent il est dit
voilà l’étendue mongole
.
pourquoi faut-il
que le récit de mon rêve
s’enchasse à ce point dans le récit
de ton rêve
.
à ce point si exactement
qu’à la fin même le compte de nos os
ne nous satisfait plus car vois-tu Taïeb
tu t’impatientes ce geste las
& violent tu balaies les agates
d’un geste qui en dit long
.
il dit ce geste
Je suis mort aux tumultes du monde
.
.
La tombée
Fata Morgana (1987)
**
Photo : Laura Tastayre
https://un-monde-a-velo.com/interview-laura-france-mongolie/
René Maria Rilke – Le livre d’heures 1899-1903 (extrait)

.
– Tu vas et viens. Les portes se referment
avec plus de douceur, et sans un souffle presque.
Tu es de tous le plus silencieux,
qui vont par les maisons silencieuses.
On peut si bien s’habituer à toi
qu’on ne relève plus les yeux du livre
quand ses images s’embellissent,
bleuissant sous ton ombre;
car les objets te font écho sans trêve,
mais tantôt en sourdine et tantôt à voix haute.
Souvent quand je te vois en songe
se multiplie ta stature totale;
tu vas comme un troupeau de clairs chevreuils
et je suis la ténèbre et la forêt.
Tu es comme une roue et je me tiens près d’elle:
de tes nombreux essieux obscurs
sans cesse il en est un qui redevient plus lourd
et se tourne un peu plus vers moi,
et mes travaux consentants croissent
de retour en retour.
Le vent du retour
( traduction Claude Vigée)
Arfuyen
Marceline Desbordes-Valmore – Le beau jour

J’eus en ma vie un si beau jour,
Qu’il éclaire encore mon âme.
Sur mes nuits il répand sa flamme ;
Il était tout brillant d’amour,
Ce jour plus beau qu’un autre jour ;
Partout, je lui donne un sourire,
Mêlé de joie et de langueur ;
C’est encor lui que je respire,
C’est l’air pur qui nourrit mon coeur.
Ah ! que je vis dans ses rayons,
Une image riante et claire ?
Qu’elle était faite pour me plaire !
Qu’elle apporta d’illusions,
Au milieu de ses doux rayons !
L’instinct, plus prompt que la pensée,
Me dit : « Le voilà ton vainqueur. »
Et la vive image empressée,
Passa de mes yeux à mon cœur.
Quand je l’emporte au fond des bois,
Hélas ! qu’elle m’y trouble encore :
Que je l’aime ! que je l’adore !
Comme elle fait trembler ma voix
Quand je l’emporte au fond des bois !
J’entends son nom, je vois ses charmes,
Dans l’eau qui roule avec lenteur ;
Et j’y laisse tomber les larmes,
Dont l’amour a baigné mon cœur.
Anna Akhmatova – ils ont abandonné leur terre

peinture Josef Sima
Ils ont abandonné leur terre
Aux ennemis qui la déchirent,
Je ne suis pas de leur côté.
Leurs flatteries sont grossières,
Je ne les écoute pas.
Ils n’auront pas mes chansons.
Mais j’ai pitié toujours de l’exilé,
Du malade, du prisonnier.
Errant, ton chemin est obscur,
Amer, le pain de l’étranger.
Ici, dans la sombre fumée
De l’incendie, laissant périr
Ce qui restait de la jeunesse,
Nous n’avons esquivé aucun coup.
Plus tard, lors de la pesée,
Chaque instant sera justifié.
Nous en avons la certitude.
Il n’est personne dans ce monde,
Qui ait moins de larmes que nous,
Ni qui soit plus fier et plus simple .
Pourquoi te démener, maudit ?
Que regardes-tu, le souffle coupé?
Tu l’as compris : on a forgé
Pour nous deux une seule âme.
Oui, je te consolera
Comme personne n’ose le rêver.
Et si tu me blesses d’un mot féroce,
Tu auras mal toi-même.
En ces années fabuleuses
Alexandre Vialatte – Homard

Le homard est un animal paisible qui devient d un beau rouge à la cuisson. Il demande à être plongé vivant dans l’eau bouillante.
Il l’exige même, d’après les livres de cuisine. La vérité est plus nuancée.
Elle ressort parfaitement du charmant épisode qu’avait rimé l’un de nos confrères et qui montrait les démêlés d’un homard au soir de sa vie avec une Américaine hésitante :
Une Américaine était incertaine
Quant à la façon de cuire un homard.
— Si nous remettions la chose à plus tard ?…
Disait le homard à l’Américaine.
On voit par là que le homard n’aspire à la cuisson que comme le chrétien au Ciel.
Le chrétien désire le Ciel, mais le plus tard possible.
Ce récit fait ressortir aussi la présence d’esprit du homard.
Elle s’y montre à son avantage.
Précisons de plus que le homard n’aboie pas et qu’il a l’expérience des abîmes de la mer, ce qui le rend très supérieur au chien, et décidait Nerval à le promener en laisse, plutôt qu’un caniche ou un bouledogue, dans les jardins du Palais-Royal.
Enfin, le homard est gaucher.
Sa pince gauche est bien plus développée que sa pince droite.
A moins, toutefois, qu’il n’ait l’esprit de contradiction, et, dans ce cas, sa pince droite est de beaucoup la plus forte. De toute façon, il n’est pas ambidextre.
Ou plutôt il l’est en naissant.
Mais il passe sa vie misérable à se coincer les pinces dans toutes sortes de pièges.
Si bien qu’il les perd constamment.
Tantôt c’est l’une, tantôt c’est l’autre.
Comme elles repoussent, au contraire des bras de l’homme (le bras de l’homme ne repousse jamais), la dernière en date est plus petite, si bien que le homard ressemble au célèbre empereur Guillaume II, qui avait un bras bien plus petit que l’autre. Il ne put jamais se servir également des deux mains.
Benjamin Fondane – nos rides poussent dans la glace

Nos rides poussent dans la glace
et le monde se refroidit dans notre sang…
Marina Tsvetaïeva – une fleur épinglée à la poitrine

Une fleur épinglée à la poitrine.
Je ne sais déjà plus qui l’a épinglée.
Inassouvie, ma soif de passion,
De tristesse et de mort.
Par le violoncelle et par les portes
Qui grincent, par les verres qui tintent
Et le cliquetis des éperons, par le signal
Des trains du soir,
Par le coup de fusil de chasse
Et par le grelot des troïkas –
Vous m’appelez, vous m’appelez,
Vous – que je n’aime pas !
Mais il est encore une joie :
J’attends celui qui, le premier,
Me comprendra, comme il le faut –
Et tirera à bout portant
( poème écrit le 22 octobre 1915 )
Nicolas Bouvier – Les Indes galantes –

.
Nombril du continent
Poumon léger du monde et poussière douce au pied
Cette route a beaucoup pour elle
dans tous les axes de la boussole
c’est l’espace et l’éternité
savanes couleur de cuir
vautours en rond dans le ciel cannelle
villages verts autour d’une flaque
dieux érectiles couverts de minium
et de papier d’argent
cités croulantes, tarabiscotées
et regards qui croisent le tien
jusqu’à l’écœurement
Tu te pousses à petite allure
un mois passe comme rien
tu consultes la carte
pour voir où t’a mené la dérive du voyage
deltas vert pâle comme des paumes ouvertes
plissements bruns des hauts plateaux
les petits cigares noués d’un fil rouge
ne coûtent que cinq annas la botte
où irons-nous demain ?
A la gare de Bezwada
tu as dormi sur un banc
tu sentais dans tes reins le poids de la journée
des quatre coins de la nuit les locomotives
arrivaient
en meuglant comme des navires
paraphes de nacre sur les eucalyptus
La lune montante était si pleine
et la vie devenue si fine
qu’il n’était ce soir-là
plus d’autre perfection que dans la mort
Solarpur, Inde centrale
Genève, 1978



1- Nicolas Bouvier à la terrasse d’un hôtel à Téhéran ; 2 et 3 – Tabritz (Azerbaïdjan iranien, hiver 1953-54)
Tabriz
Plumage de givre sur la vitre
la bûche d’acacia tinte comme porcelaine
l’encre est solide dans l’encrier
souffle dans tes doigts
tends l’oreille
C’est dans la mandorle de cet hiver perdu
dans l’auréole jaune du pétrole
dans le cocon enfoui de ta jeunesse
que tu as appris à épeler
un des noms secrets du bonheur
Friches noires
le sol gèle aussi dur que verre
poids de la neige
ville bancale
gesticulants vergers griffus
secrets du monde ancien aussitôt reperdus
Ce que le corbeau dit à la corbelle
quand l’éther du froid fait tituber nos ombres
l’évêque ne l’entendra pas
même au jour de la Danse des morts
Genève, 1977
* mandorle : figure en forme d’ovale ou d’amande dans laquelle s’inscrivent
des personnages sacrés
Le dehors et le dedans
Editions ZOE
Rainer Maria Rilke – Le livre d’heures –
.
_ Tu vas et viens. Les portes se referment
avec plus de douceur, et sans un souffle presque.
Tu es de tous le plus silencieux,
qui vont par les maisons silencieuses.
.
On peut si bien s’habituer à toi
qu’on ne relève plus les yeux du livre
quand ses images s’embellissent,
bleuissant sous ton ombre ;
car les objets te font écho sans trêve,
mais tantôt en sourdine et tantôt à voix haute.
.
Souvent quand je te vois en songe
se multiplie ta stature totale ;
tu vas comme un troupeau de clairs chevreuils
et je suis la ténèbre et la forêt.
.
Tu es comme une roue et je me tiens près d’elle :
de tes nombreux essieux obscurs
sans cesse il en est un qui redevient plus lourd
et se tourne un peu plus vers moi,
et mes travaux consentants croissent
de retour en retour.
.
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Le vent du retour
traduit par Claude Vigée
Arfuyen
Antoine Emaz – Seul –

page blanche du ciel sans pluie qui tranche sur le noir des ardoises et tout en bas la masse des marguerites voilà la tête qui vague pas de bruit un samedi d’après-midi là on est dans la niche d’un temps sans poids sur la bascule d’une semaine faite à faire on repose se pose peu importe où dans la courbure du temps mais calme ce pourrait être encore petits carreaux dunes jeanlain baraques à frites nuits ou acacias maison rouge et blanche muscadet c’est de même tout passe en avancée lente vitesse de traîne là c’est un long buisson de fleurs jaunes et du ciel blanc (...)
Peau 2008
Ed.Tarabuste
- sur Antoine Emaz , cf article de Marie Etienne (30/11/2022) dans la revue En attendant Nadeau
- sur Jim Sévellec, peintre (breton) de la Marine voir Wikipedia
.
Pablo Neruda – Le potier –

Ton corps entier possède la coupe ou la douceur qui me sont destinées. Quand je lève la main je trouve en chaque endroit une colombe qui me cherchait, comme si, mon amour, d'argile on t’avait faite pour mes mains de potier. Tes genoux, tes seins et tes hanches me manquent comme au creux d une terre assoiffée d’où l’on a détaché une forme, et ensemble nous sommes un tout comme l’est un fleuve ou comme le sable.
El alfarero Todo tu cuerpo tiene copa o dulzura destinada a mí. Cuando subo la mano encuentro en cada sitio una paloma que me buscaba, como si te hubieran, amor, hecho de arcilla para mis propias manos de alfarero. Tus rodillas, tus senos, tu cintura faltan en mí como en el hueco de una tierra sedienta de la que desprendieron una forma, y juntos somos completos como un solo río, como una sola arena.
Vingt poèmes d’amour
et une chanson desespérée
nrf Poésie/Gallimard
Hélène Cadou – Bonheur du jour

photo Ellen Hoverkamp
Je sais que tu m’as inventée
Que je suis née de ton regard
Toi qui donnais lumière aux arbres
Mais depuis que tu m’as quittée
Pour un sommeil qui te dévore
Je m’applique à te redonner
Dans le nid tremblant de mes mains
Une part de jour assez douce
Pour t’obliger à vivre encore.
Raymond Queneau – leçon de choses

Venez, poussins
asseyez-vous
je vais vous instruire
sur l’œuf
dont tous
vous venez, poussins
L’œuf est rond
mais pas tout à fait
Il serait plutôt
ovoïde
avec une carapace
Et vous en venez tous, poussins
Il est blanc
pour votre race
crème ou même orangé
avec parfois collé
un brin de paille mais ça
c’est un supplément
A l’intérieur il y a
Mais pour y voir faut le casser
et alors d’où – vous, poussins – sortiriez ?
Raymond QUENEAU « Le Chien à la mandoline » (Gallimard)
Pablo Neruda – Ode à la mer

Ici dans l’île
la mer
et quelle étendue!
sort hors de soi
à chaque instant,
en disant oui, en disant non,
non et non et non,
en disant oui, en bleu,
en écume, en galop,
en disant non, et non.
Elle ne peut rester tranquille,
je me nomme la mer, répète-t-elle
en frappant une pierre
sans arriver à la convaincre,
alors
avec sept langues vertes
de sept chiens verts,
de sept tigres verts,
de sept mers vertes,
elle la parcourt, l’embrasse,
l’humidifie
et elle se frappe la poitrine
en répétant son nom.
ô mer, ainsi te nommes-tu.
ô camarade océan,
ne perds ni temps ni eau,
ne t’agite pas autant,
aide-nous,
nous sommes
les petits pêcheurs,
les hommes du bord,
nous avons froid et faim
tu es notre ennemie,
ne frappe pas aussi fort,
ne crie pas de la sorte,
ouvre ta caisse verte
et laisse dans toutes nos mains
ton cadeau d’argent:
le poisson de chaque jour.
Ici dans chaque maison
on le veut
et même s’il est en argent,
en cristal ou en lune,
il est né pour les pauvres
cuisines de la terre.
Ne le garde pas,
avare,
roulant le froid comme
un éclair mouillé
sous tes vagues.
Viens, maintenant,
ouvre-toi
et laisse-le
près de nos mains,
aide-nous, océan,
père vert et profond,
à finir un jour
la pauvreté terrestre.
Laisse-nous
récolter l’infinie
plantation de tes vies,
tes blés et tes raisins,
tes boeufs, tes métaux,
la splendeur mouillée
et le fruit submergé.
Père océan, nous savons
comment tu t’appelles,
toutes les mouettes distribuent
ton nom dans les sables:
mais sois sage,
n’agite pas ta crinière,
ne menace personne,
ne brise pas contre le ciel
ta belle denture,
oublie pour un moment
les glorieuses histoires,
donne à chaque homme,
à chaque femme
et à chaque enfant,
un poisson grand ou petit
chaque jour.
Sors dans toutes les rues
du monde
distribuer le poisson
et alors
crie,
crie
pour que tous les pauvres
qui travaillent t’entendent
et disent
en regardant au fond
de la mine:
«Voilà la vieille mer
qui distribue du poisson».
Et ils retourneront en bas,
aux ténèbres,
en souriant, et dans les rues
et les bois
les hommes souriront
et la terre
avec un sourire marin.
Mais
si tu ne le veux pas,
si tu n’en as pas envie,
attends,
attends-nous,
nous réfléchirons,
nous allons en premier lieu
arranger les affaires
humaines,
les plus grandes d’abord,
et les autres après,
et alors,
en entrant en toi,
nous couperons les vagues
avec un couteau de feu,
sur un cheval électrique
nous sauterons sur l’écume,
en chantant
nous nous enfoncerons
jusqu’à atteindre le fond
de tes entrailles,
un fil atomique
conservera ta ceinture,
nous planterons
dans ton jardin profond
des plantes
de ciment et d’acier,
nous te ligoterons
les pieds et les mains,
les hommes sur ta peau
se promèneront en crachant
en prenant tes bouquets,
en construisant des harnais,
en te montant et en te domptant,
en te dominant l’âme.
Mais cela arrivera lorsque
nous les hommes
réglerons
notre problème,
le grand,
le grand problème.
Nous résoudrons tout
petit à petit:
nous t’obligerons, mer,
nous t’obligerons, terre,
à faire des miracles,
parce qu’en nous,
dans la lutte,
il y a le poisson, il y a le pain,
il y a le miracle.
Traduit par Ricard Ripoll i Villanueva
Paul Eluard – Air vif

J’ai regardé devant moi
Dans la foule je t’ai vue
Parmi les blés je t’ai vue
Sous un arbre je t’ai vue
Au bout de tous mes voyages
Au fond de tous mes tourments
Au tournant de tous les rires
Sortant de l’eau et du feu
L’été l’hiver je t’ai vue
Dans ma maison je t’ai vue
Entre mes bras je t’ai vue
Dans mes rêves je t’ai vue
Je ne te quitterai plus.
Emily Dickinson – poème 566
Poème 566//

Son visage n’a que peu de Carmin
Sa Robe – manque d’Emeraude –
Ce qui la rend Belle – l’amour qui est en elle –
Et cet amour – rend visible – le mien
Miguel Angel Asturias – marimba chez les indiens

La marimba pond ses œufs dans les astres…
Oh la la, quel caquet
pour un œuf que tu ponds !
Eh, venez donc le pondre !
La marimba pond des œufs dans les astres…
Le soleil est son coq, il la coche, il la saigne.
La marimba pond des œufs dans les astres.
Oh la la, quel caquet
pour un œuf que tu ponds !
Eh, venez donc le pondre !
Dans les calebasses au trou noir de noix de coco
et aux membranes de tripes tendues il y a des
sanglots de mouches,
de poissons-mouches, d’oiseaux-mouches…
Et le charivari de la perruche verte
et le crépitement de l’oiseau jaune en flammes,
et le vol tournoyant du guêpier bleu de ciel,
et les quatre cents cris du moqueur d’Amérique.
Le moqueur a sifflé, le guêpier a volé
l’oiseau jaune a flambé, la perruche a crié.
Oh la la, quel caquet
pour un œuf que tu ponds !
Eh, venez donc le pondre !
Musique entre les dents et la peur endormie,
jetée par des hommes de pierre-foudre vêtus de blanc,
qui du haut du soleil tendent leur bras de feu
et leurs doigts armés de baguettes brûlées aux longs
cheveux de caoutchouc
qui frappent la face sonore du clavier à peine soutenue
par les fils de quatre couleurs
en bariolant les airs : vert, rouge, jaune, bleu….
Son-roulement de pluie des tissages célestes !
Son-roulement de pluie de la ruche du monde !
Son-roulement de pluie de la sueur des humains !
Son-roulement de pluie du pelage du tigre !
Son-roulement de pluie de la robe de plumes !
Son-roulement de pluie des robes de mais !
Jean Tardieu – au conditionnel

Si je savais écrire je saurais dessiner
Si j’avais un verre d’eau je le ferais geler
et je le conserverais sous verre
Si on me donnait une motte de beurre je
la ferais couler en bronze
Si j’avais trois mains je ne saurais où
donner de la tête
Si les plumes s’envolaient si la neige fondait
si les regards se perdaient, je
leur mettrais du plomb dans l’aile
Si je marchais toujours tout droit devant
moi, au lieu de faire le tour du
globe j’irais jusqu’à Sirius et
au-delà
Si je mangeais trop de pommes de terre je
les ferais germer sur mon cadavre
Si je sortais par la porte je rentrerais
par la fenêtre
Si j’avalais un sabre je demanderais
un grand bol de Rouge
Si j’avais une poignée de clous je les
enfoncerais dans ma main
gauche avec ma main
droite et vice versa.
Si je partais sans me retourner, je
me perdrais bientôt de vue.
Octavio Paz – l’amphore brisée

Le regard intérieur se déploie, un monde de vertige et de flamme
naît sous le front qui rêve :
soleils bleus, tourbillons verts, pics de lumière
qui ouvrent des astres comme des grenades,
solitaire tournesol, œil d’or tournoyant
au centre d’une esplanade calcinée,
forêts de cristal et de son, forêts d’échos et de réponses et d’ondes,
dialogues de transparences,
vent, galop d’eau entre les murs interminables
d’une gorge de jais,
cheval, comète, fusée pointée sur le cœur de la nuit,
plumes, jets d’eau,
plumes, soudaine éclosion de torches, voiles, ailes,
invasion de blancheur,
oiseaux des îles chantant sous le front qui songe !
J’ai ouvert les yeux, je les ai levés au ciel et j’ai vu
comment la nuit se couvrait d’étoiles.
Iles vives, bracelets d’îles flamboyantes, pierres ardentes respirantes,
grappes de pierres vives, combien de fontaines,
combien de clartés, de chevelures sur une épaule obscure,
combien de fleuves là-haut, et ce lointain crépitement de l’eau
sur le feu de la lumière sur l’ombre.
Harpes, jardins de harpes.
Mais à mon côté, personne.
La plaine, seule : cactus, avocatiers,
pierres énormes éclatant au soleil.
Le grillon ne chantait pas,
il régnait une vague odeur de chaux et de semences brûlées,
les rues des villages étaient ruisseaux à sec,
L’ air se serait pulvérisé si quelqu’un avait crié : « Qui vive ! ».
Coteaux pelés, volcan froid, pierre et halètement sous tant de splendeur,
sécheresse, saveur de poussière,
rumeur de pieds nus dans la poussière, et au milieu de la plaine,
comme un jet d’eau pétrifié, l’arbre piru.
Dis-moi, sécheresse, dis-moi, terre brûlée, terre d’ossements moulus,
dis-moi, lune d’agonie, n’y a-t-il pas d’eau,
seulement du sang, seulement de la poussière,
seulement des foulées de pieds nus sur les épines
seulement des guenilles, un repas d’insectes et la torpeur à midi
sous le soleil impie d’un cacique d’or ?
Pas de hennissements de chevaux sur les rives du fleuve,
entre les grandes pierres rondes et luisantes,
dans l’eau dormante, sous la verte lumière des feuilles
et les cris des hommes et des femmes qui se baignent à l’aube ?
Le dieu-maïs, le dieu-fleur, le dieu-eau, le dieu-sang, la Vierge,
ont-ils fui, sont-ils morts, amphores brisées au bord de la source tarie ?
Voici la rage verte et froide et sa queue de lames et de verre taillé,
voici le chien et son hurlement de galeux, l’agave taciturne,
le nopal et le candélabre dressés, voici la fleur qui saigne et fait saigner,
la fleur, inexorable et tranchante géométrie, délicat instrument de torture,
voici la nuit aux dents longues, au regard effilé,
l’invisible silex de la nuit écorchante,
écoute s’entre-choquer les dents,
écoute s’entre-broyer les os,
le fémur frapper le tambour de peau humaine,
le talon rageur frapper le tambour du cœur,
le soleil délirant frapper le tam-tam des tympans,
voici la poussière qui se lève comme un roi fauve
et tout se disloque et tangue dans la solitude et s’écroule
comme un arbre déraciné, comme une tour qui s’éboule,
voici l’homme qui tombe et se relève et mange de la poussière et se traîne,
l’insecte humain qui perfore la pierre et perfore les siècles et ronge la lumière
voici la pierre brisée, l’homme brisé, la lumière brisée.
Ouvrir ou fermer les yeux, peu importe ?
Châteaux intérieurs qu’incendie la pensée pour qu’un autre plus pur se dresse, flamme fulgurante,
semence de l’image qui croît telle un arbre et fait éclater le crâne,
parole en quête de lèvres,
sur l’antique source humaine tombèrent de grandes pierres,
des siècles de pierres, des années de dalles, des minutes d’épaisseurs sur la source humaine.
Dis-moi, sécheresse, pierre polie par le temps sans dents, par la faim sans dents,
poussière moulue par les dents des siècles, par des siècles de faims,
dis-moi, amphore brisée dans la poussière, dis-moi,
la lumière surgit-elle en frottant un os contre un os, un homme contre un homme, une faim contre une faim,
jusqu’à ce que jaillisse l’étincelle, le cri, la parole,
jusqu’à ce que sourde l’eau et croisse l’arbre aux larges feuilles turquoise ?
Il faut dormir les yeux ouverts, il faut rêver avec les mains,
nous rêvons de vivants rêves de fleuve cherchant sa voie, des rêves de soleil rêvant ses mondes,
il faut rêver à haute voix, chanter jusqu’à ce que le chant prenne racine, tronc, feuillage, oiseaux, astres,
chanter jusqu’à ce que le songe engendre et fasse jaillir de notre flanc l’épine rouge de la résurrection,
Veau de la femme, la source où boire, se regarder, se reconnaître et se reconquérir,
la source qui nous parle seule à seule dans la nuit, nous appelle par notre nom, nous donne conscience d’homme,
la source des paroles pour dire moi, toi, lui, nous, sous le grand arbre, vivante statue de la pluie,
pour dire les beaux pronoms et nous reconnaître et être fidèles à nos noms,
il faut rêver au-delà, vers la source, il faut ramer des siècles en arrière,
au-delà de l’enfance, au-delà du commencement, au-delà du baptême,
abattre les parois entre l’homme et l’homme, rassembler ce qui fut séparé,
la vie et la mort ne sont pas deux mondes, nous sommes une seule tige à deux fleurs jumelles,
il faut déterrer la parole perdue, rêver vers l’intérieur et vers l’extérieur,
déchiffrer le tatouage de la nuit, regarder midi
face à face et lui arracher son masque,
se baigner dans la lumière solaire, manger des fruits nocturnes,
déchiffrer l’écriture de l’astre et celle du fleuve,
se souvenir de ce que disent le sang et la mer,
la terre et le corps, revenir au point de départ,
ni dedans, ni dehors, ni en dessus ni en dessous,
à la croisée des chemins, où commencent les chemins,
parce que la lumière chante avec une rumeur d’eau,
et l’eau avec une rumeur de feuillage,
parce que l’aube est chargée de fruits,
le jour et la nuit réconciliés coulent avec la douceur d’un fleuve,
le jour et la nuit se caressent longuement comme un homme et une femme,
comme un seul fleuve immense sous l’arche des siècles
coulent les saisons et les hommes,
là-bas, vers le centre vivant de l’origine,
au delà de la fin et du commencement.
Octavio PAZ.
Rainer Maria Rilke – C’est presque l’invisible qui luit

C’est presque l’invisible qui luit
au-dessus de la pente ailée ;
il reste un peu d’une claire nuit
à ce jour en argent mêlée.
Vois, la lumière ne pèse point
sur ces obéissants contours
et, là-bas, ces hameaux, d’être loin,
quelqu’un les console toujours.
( extrait des quatrains valaisans )
Pierre Seghers – le bon vin

Ah le bon vin ! de la bouteille rousse
On y buvait le repentir doré
On y buvait la ciguë des forêts
Le vent d’Avril et le diable à ses trousses
Ah le bon vin ! que sa chair était douce
Enlevait-il ses habits de velours
Qu’on l’embrassait comme soleil le jour
Il vous glissait comme un que le vent pousse
Ah le bon vin ! de-ci de-là chantant
Le souvenir des amours impossibles
Le devenir des amours pris pour cibles
Il en riait ou pleurait plus souvent
Ah le bon vin ! mais c’est Yseult la blonde
Avec Tristan qui le boit tout à coup,
Sa main de feu qui leur brûle le cou
Leur incendie qui dévore leur monde !
Ah le bon vin ! c’est la torche et la flamme
Si haut montées que la peur les saisit,
Si haut domptées que la mort les choisit,
Folie se meurt et se meurent leurs âmes…
Ah le bon vin ! que dit le fossoyeur,
Ces deux roussis n’avaient qu’à le point boire…
Et l’oiseleur qui met des ailes à l’histoire
Avec elle s’envole ailleurs
texte extrait du recueil des poètes d’aujourd’hui ( ed seghers)
Jeux du songe – ( RC )

( variation – réponse sur un texte d’Andrée Chédid )
Les jeux du songe
sont transparents
au flux du présent.
Les remous du cœur
me plongent
dans la toile de la vie
où passe l’empreinte de l’ange
quand nos ombres
lentement se mélangent
comme deux âmes sœurs.
-RC-
Je navigue
Sur les jeux du songe
Sur le flux du présent
Sur l’élan de l’âme
Sur les remous du cœur
D’instant en instant
Au rythme du temps qui nous modèle
Nos ombres se démènent
Sur la toile de vie.
( Andrée Chedid )
Jean-Michel Maulpoix – Chambres –

J’aménage des chambres dans l’encre. J’ouvre les armoires. Je dispose des fleurs dans les vases. Je fais pour la mémoire des lits bien propres. Plus personne n’y viendra dormir. Je reste un instant dans la pièce, puis je ferme la porte. II y a, la nuit , des étoiles et des anges. Au matin, j’ai le cœur défait. Qu’importe que les draps restent tirés et les persiennes closes : ces linges un peu rêches qui sentent la lavande au sortir de l’armoire sont ce qu’il me reste de chair. Les oreillers brodés de fleurs bleues et le gros édredon piqué composent sur le lit la silhouette d’un dormeur imaginaire qu’il serait vain de réveiller.
L’idée de chair
Un dimanche après~midi dans la tête
P.O.L.
Yannis Ritsos – Au balcon

Après la représentation
il demeura caché au balcon
dans l’obscurité.
Le rideau est grand ouvert.
Régisseurs du théâtre,
accessoiristes, éclairagistes
démontent les décors ;
ils ont ramené au sous-sol
une grande lune de verre,
ont éteint les lumières,
s’en sont allés,
en fermant les portes à clef.
À ton tour maintenant,
sans lumières,
sans décors et sans spectateurs,
de jouer ton propre rôle.
Athènes, 4.III.85
texte extrait du recueil » Balcon » ed B Doucey 2017
Louis GUILLAUME – L’étoile

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Tu es celle qui tremble et celle qui demeure.
Ta voix pleure et pourtant ta voix chante.
Tu es la pierre tendre où vient mourir la peur.
Une joie flotte.
J’écoute un sillage de notes .
Dans tes cheveux s’allume une étoile d’écume.
Grave
tu suivais des yeux les épaves
et tu tendais vers moi des mains de sauvetage.
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Poèmes choisis
ROUGERIE