Antoine Emaz – Seul –

page blanche du ciel sans pluie qui tranche sur le noir des ardoises et tout en bas la masse des marguerites voilà la tête qui vague pas de bruit un samedi d’après-midi là on est dans la niche d’un temps sans poids sur la bascule d’une semaine faite à faire on repose se pose peu importe où dans la courbure du temps mais calme ce pourrait être encore petits carreaux dunes jeanlain baraques à frites nuits ou acacias maison rouge et blanche muscadet c’est de même tout passe en avancée lente vitesse de traîne là c’est un long buisson de fleurs jaunes et du ciel blanc (...)
Peau 2008
Ed.Tarabuste
- sur Antoine Emaz , cf article de Marie Etienne (30/11/2022) dans la revue En attendant Nadeau
- sur Jim Sévellec, peintre (breton) de la Marine voir Wikipedia
.
Pablo Neruda – Le potier –

Ton corps entier possède la coupe ou la douceur qui me sont destinées. Quand je lève la main je trouve en chaque endroit une colombe qui me cherchait, comme si, mon amour, d'argile on t’avait faite pour mes mains de potier. Tes genoux, tes seins et tes hanches me manquent comme au creux d une terre assoiffée d’où l’on a détaché une forme, et ensemble nous sommes un tout comme l’est un fleuve ou comme le sable.
El alfarero Todo tu cuerpo tiene copa o dulzura destinada a mí. Cuando subo la mano encuentro en cada sitio una paloma que me buscaba, como si te hubieran, amor, hecho de arcilla para mis propias manos de alfarero. Tus rodillas, tus senos, tu cintura faltan en mí como en el hueco de una tierra sedienta de la que desprendieron una forma, y juntos somos completos como un solo río, como una sola arena.
Vingt poèmes d’amour
et une chanson desespérée
nrf Poésie/Gallimard
Hélène Cadou – Bonheur du jour

photo Ellen Hoverkamp
Je sais que tu m’as inventée
Que je suis née de ton regard
Toi qui donnais lumière aux arbres
Mais depuis que tu m’as quittée
Pour un sommeil qui te dévore
Je m’applique à te redonner
Dans le nid tremblant de mes mains
Une part de jour assez douce
Pour t’obliger à vivre encore.
Raymond Queneau – leçon de choses

Venez, poussins
asseyez-vous
je vais vous instruire
sur l’œuf
dont tous
vous venez, poussins
L’œuf est rond
mais pas tout à fait
Il serait plutôt
ovoïde
avec une carapace
Et vous en venez tous, poussins
Il est blanc
pour votre race
crème ou même orangé
avec parfois collé
un brin de paille mais ça
c’est un supplément
A l’intérieur il y a
Mais pour y voir faut le casser
et alors d’où – vous, poussins – sortiriez ?
Raymond QUENEAU « Le Chien à la mandoline » (Gallimard)
Pablo Neruda – Ode à la mer

Ici dans l’île
la mer
et quelle étendue!
sort hors de soi
à chaque instant,
en disant oui, en disant non,
non et non et non,
en disant oui, en bleu,
en écume, en galop,
en disant non, et non.
Elle ne peut rester tranquille,
je me nomme la mer, répète-t-elle
en frappant une pierre
sans arriver à la convaincre,
alors
avec sept langues vertes
de sept chiens verts,
de sept tigres verts,
de sept mers vertes,
elle la parcourt, l’embrasse,
l’humidifie
et elle se frappe la poitrine
en répétant son nom.
ô mer, ainsi te nommes-tu.
ô camarade océan,
ne perds ni temps ni eau,
ne t’agite pas autant,
aide-nous,
nous sommes
les petits pêcheurs,
les hommes du bord,
nous avons froid et faim
tu es notre ennemie,
ne frappe pas aussi fort,
ne crie pas de la sorte,
ouvre ta caisse verte
et laisse dans toutes nos mains
ton cadeau d’argent:
le poisson de chaque jour.
Ici dans chaque maison
on le veut
et même s’il est en argent,
en cristal ou en lune,
il est né pour les pauvres
cuisines de la terre.
Ne le garde pas,
avare,
roulant le froid comme
un éclair mouillé
sous tes vagues.
Viens, maintenant,
ouvre-toi
et laisse-le
près de nos mains,
aide-nous, océan,
père vert et profond,
à finir un jour
la pauvreté terrestre.
Laisse-nous
récolter l’infinie
plantation de tes vies,
tes blés et tes raisins,
tes boeufs, tes métaux,
la splendeur mouillée
et le fruit submergé.
Père océan, nous savons
comment tu t’appelles,
toutes les mouettes distribuent
ton nom dans les sables:
mais sois sage,
n’agite pas ta crinière,
ne menace personne,
ne brise pas contre le ciel
ta belle denture,
oublie pour un moment
les glorieuses histoires,
donne à chaque homme,
à chaque femme
et à chaque enfant,
un poisson grand ou petit
chaque jour.
Sors dans toutes les rues
du monde
distribuer le poisson
et alors
crie,
crie
pour que tous les pauvres
qui travaillent t’entendent
et disent
en regardant au fond
de la mine:
«Voilà la vieille mer
qui distribue du poisson».
Et ils retourneront en bas,
aux ténèbres,
en souriant, et dans les rues
et les bois
les hommes souriront
et la terre
avec un sourire marin.
Mais
si tu ne le veux pas,
si tu n’en as pas envie,
attends,
attends-nous,
nous réfléchirons,
nous allons en premier lieu
arranger les affaires
humaines,
les plus grandes d’abord,
et les autres après,
et alors,
en entrant en toi,
nous couperons les vagues
avec un couteau de feu,
sur un cheval électrique
nous sauterons sur l’écume,
en chantant
nous nous enfoncerons
jusqu’à atteindre le fond
de tes entrailles,
un fil atomique
conservera ta ceinture,
nous planterons
dans ton jardin profond
des plantes
de ciment et d’acier,
nous te ligoterons
les pieds et les mains,
les hommes sur ta peau
se promèneront en crachant
en prenant tes bouquets,
en construisant des harnais,
en te montant et en te domptant,
en te dominant l’âme.
Mais cela arrivera lorsque
nous les hommes
réglerons
notre problème,
le grand,
le grand problème.
Nous résoudrons tout
petit à petit:
nous t’obligerons, mer,
nous t’obligerons, terre,
à faire des miracles,
parce qu’en nous,
dans la lutte,
il y a le poisson, il y a le pain,
il y a le miracle.
Traduit par Ricard Ripoll i Villanueva
Paul Eluard – Air vif

J’ai regardé devant moi
Dans la foule je t’ai vue
Parmi les blés je t’ai vue
Sous un arbre je t’ai vue
Au bout de tous mes voyages
Au fond de tous mes tourments
Au tournant de tous les rires
Sortant de l’eau et du feu
L’été l’hiver je t’ai vue
Dans ma maison je t’ai vue
Entre mes bras je t’ai vue
Dans mes rêves je t’ai vue
Je ne te quitterai plus.
Emily Dickinson – poème 566
Poème 566//

Son visage n’a que peu de Carmin
Sa Robe – manque d’Emeraude –
Ce qui la rend Belle – l’amour qui est en elle –
Et cet amour – rend visible – le mien
Miguel Angel Asturias – marimba chez les indiens

La marimba pond ses œufs dans les astres…
Oh la la, quel caquet
pour un œuf que tu ponds !
Eh, venez donc le pondre !
La marimba pond des œufs dans les astres…
Le soleil est son coq, il la coche, il la saigne.
La marimba pond des œufs dans les astres.
Oh la la, quel caquet
pour un œuf que tu ponds !
Eh, venez donc le pondre !
Dans les calebasses au trou noir de noix de coco
et aux membranes de tripes tendues il y a des
sanglots de mouches,
de poissons-mouches, d’oiseaux-mouches…
Et le charivari de la perruche verte
et le crépitement de l’oiseau jaune en flammes,
et le vol tournoyant du guêpier bleu de ciel,
et les quatre cents cris du moqueur d’Amérique.
Le moqueur a sifflé, le guêpier a volé
l’oiseau jaune a flambé, la perruche a crié.
Oh la la, quel caquet
pour un œuf que tu ponds !
Eh, venez donc le pondre !
Musique entre les dents et la peur endormie,
jetée par des hommes de pierre-foudre vêtus de blanc,
qui du haut du soleil tendent leur bras de feu
et leurs doigts armés de baguettes brûlées aux longs
cheveux de caoutchouc
qui frappent la face sonore du clavier à peine soutenue
par les fils de quatre couleurs
en bariolant les airs : vert, rouge, jaune, bleu….
Son-roulement de pluie des tissages célestes !
Son-roulement de pluie de la ruche du monde !
Son-roulement de pluie de la sueur des humains !
Son-roulement de pluie du pelage du tigre !
Son-roulement de pluie de la robe de plumes !
Son-roulement de pluie des robes de mais !
Jean Tardieu – au conditionnel

Si je savais écrire je saurais dessiner
Si j’avais un verre d’eau je le ferais geler
et je le conserverais sous verre
Si on me donnait une motte de beurre je
la ferais couler en bronze
Si j’avais trois mains je ne saurais où
donner de la tête
Si les plumes s’envolaient si la neige fondait
si les regards se perdaient, je
leur mettrais du plomb dans l’aile
Si je marchais toujours tout droit devant
moi, au lieu de faire le tour du
globe j’irais jusqu’à Sirius et
au-delà
Si je mangeais trop de pommes de terre je
les ferais germer sur mon cadavre
Si je sortais par la porte je rentrerais
par la fenêtre
Si j’avalais un sabre je demanderais
un grand bol de Rouge
Si j’avais une poignée de clous je les
enfoncerais dans ma main
gauche avec ma main
droite et vice versa.
Si je partais sans me retourner, je
me perdrais bientôt de vue.
Octavio Paz – l’amphore brisée

Le regard intérieur se déploie, un monde de vertige et de flamme
naît sous le front qui rêve :
soleils bleus, tourbillons verts, pics de lumière
qui ouvrent des astres comme des grenades,
solitaire tournesol, œil d’or tournoyant
au centre d’une esplanade calcinée,
forêts de cristal et de son, forêts d’échos et de réponses et d’ondes,
dialogues de transparences,
vent, galop d’eau entre les murs interminables
d’une gorge de jais,
cheval, comète, fusée pointée sur le cœur de la nuit,
plumes, jets d’eau,
plumes, soudaine éclosion de torches, voiles, ailes,
invasion de blancheur,
oiseaux des îles chantant sous le front qui songe !
J’ai ouvert les yeux, je les ai levés au ciel et j’ai vu
comment la nuit se couvrait d’étoiles.
Iles vives, bracelets d’îles flamboyantes, pierres ardentes respirantes,
grappes de pierres vives, combien de fontaines,
combien de clartés, de chevelures sur une épaule obscure,
combien de fleuves là-haut, et ce lointain crépitement de l’eau
sur le feu de la lumière sur l’ombre.
Harpes, jardins de harpes.
Mais à mon côté, personne.
La plaine, seule : cactus, avocatiers,
pierres énormes éclatant au soleil.
Le grillon ne chantait pas,
il régnait une vague odeur de chaux et de semences brûlées,
les rues des villages étaient ruisseaux à sec,
L’ air se serait pulvérisé si quelqu’un avait crié : « Qui vive ! ».
Coteaux pelés, volcan froid, pierre et halètement sous tant de splendeur,
sécheresse, saveur de poussière,
rumeur de pieds nus dans la poussière, et au milieu de la plaine,
comme un jet d’eau pétrifié, l’arbre piru.
Dis-moi, sécheresse, dis-moi, terre brûlée, terre d’ossements moulus,
dis-moi, lune d’agonie, n’y a-t-il pas d’eau,
seulement du sang, seulement de la poussière,
seulement des foulées de pieds nus sur les épines
seulement des guenilles, un repas d’insectes et la torpeur à midi
sous le soleil impie d’un cacique d’or ?
Pas de hennissements de chevaux sur les rives du fleuve,
entre les grandes pierres rondes et luisantes,
dans l’eau dormante, sous la verte lumière des feuilles
et les cris des hommes et des femmes qui se baignent à l’aube ?
Le dieu-maïs, le dieu-fleur, le dieu-eau, le dieu-sang, la Vierge,
ont-ils fui, sont-ils morts, amphores brisées au bord de la source tarie ?
Voici la rage verte et froide et sa queue de lames et de verre taillé,
voici le chien et son hurlement de galeux, l’agave taciturne,
le nopal et le candélabre dressés, voici la fleur qui saigne et fait saigner,
la fleur, inexorable et tranchante géométrie, délicat instrument de torture,
voici la nuit aux dents longues, au regard effilé,
l’invisible silex de la nuit écorchante,
écoute s’entre-choquer les dents,
écoute s’entre-broyer les os,
le fémur frapper le tambour de peau humaine,
le talon rageur frapper le tambour du cœur,
le soleil délirant frapper le tam-tam des tympans,
voici la poussière qui se lève comme un roi fauve
et tout se disloque et tangue dans la solitude et s’écroule
comme un arbre déraciné, comme une tour qui s’éboule,
voici l’homme qui tombe et se relève et mange de la poussière et se traîne,
l’insecte humain qui perfore la pierre et perfore les siècles et ronge la lumière
voici la pierre brisée, l’homme brisé, la lumière brisée.
Ouvrir ou fermer les yeux, peu importe ?
Châteaux intérieurs qu’incendie la pensée pour qu’un autre plus pur se dresse, flamme fulgurante,
semence de l’image qui croît telle un arbre et fait éclater le crâne,
parole en quête de lèvres,
sur l’antique source humaine tombèrent de grandes pierres,
des siècles de pierres, des années de dalles, des minutes d’épaisseurs sur la source humaine.
Dis-moi, sécheresse, pierre polie par le temps sans dents, par la faim sans dents,
poussière moulue par les dents des siècles, par des siècles de faims,
dis-moi, amphore brisée dans la poussière, dis-moi,
la lumière surgit-elle en frottant un os contre un os, un homme contre un homme, une faim contre une faim,
jusqu’à ce que jaillisse l’étincelle, le cri, la parole,
jusqu’à ce que sourde l’eau et croisse l’arbre aux larges feuilles turquoise ?
Il faut dormir les yeux ouverts, il faut rêver avec les mains,
nous rêvons de vivants rêves de fleuve cherchant sa voie, des rêves de soleil rêvant ses mondes,
il faut rêver à haute voix, chanter jusqu’à ce que le chant prenne racine, tronc, feuillage, oiseaux, astres,
chanter jusqu’à ce que le songe engendre et fasse jaillir de notre flanc l’épine rouge de la résurrection,
Veau de la femme, la source où boire, se regarder, se reconnaître et se reconquérir,
la source qui nous parle seule à seule dans la nuit, nous appelle par notre nom, nous donne conscience d’homme,
la source des paroles pour dire moi, toi, lui, nous, sous le grand arbre, vivante statue de la pluie,
pour dire les beaux pronoms et nous reconnaître et être fidèles à nos noms,
il faut rêver au-delà, vers la source, il faut ramer des siècles en arrière,
au-delà de l’enfance, au-delà du commencement, au-delà du baptême,
abattre les parois entre l’homme et l’homme, rassembler ce qui fut séparé,
la vie et la mort ne sont pas deux mondes, nous sommes une seule tige à deux fleurs jumelles,
il faut déterrer la parole perdue, rêver vers l’intérieur et vers l’extérieur,
déchiffrer le tatouage de la nuit, regarder midi
face à face et lui arracher son masque,
se baigner dans la lumière solaire, manger des fruits nocturnes,
déchiffrer l’écriture de l’astre et celle du fleuve,
se souvenir de ce que disent le sang et la mer,
la terre et le corps, revenir au point de départ,
ni dedans, ni dehors, ni en dessus ni en dessous,
à la croisée des chemins, où commencent les chemins,
parce que la lumière chante avec une rumeur d’eau,
et l’eau avec une rumeur de feuillage,
parce que l’aube est chargée de fruits,
le jour et la nuit réconciliés coulent avec la douceur d’un fleuve,
le jour et la nuit se caressent longuement comme un homme et une femme,
comme un seul fleuve immense sous l’arche des siècles
coulent les saisons et les hommes,
là-bas, vers le centre vivant de l’origine,
au delà de la fin et du commencement.
Octavio PAZ.
Rainer Maria Rilke – C’est presque l’invisible qui luit

C’est presque l’invisible qui luit
au-dessus de la pente ailée ;
il reste un peu d’une claire nuit
à ce jour en argent mêlée.
Vois, la lumière ne pèse point
sur ces obéissants contours
et, là-bas, ces hameaux, d’être loin,
quelqu’un les console toujours.
( extrait des quatrains valaisans )
Pierre Seghers – le bon vin

Ah le bon vin ! de la bouteille rousse
On y buvait le repentir doré
On y buvait la ciguë des forêts
Le vent d’Avril et le diable à ses trousses
Ah le bon vin ! que sa chair était douce
Enlevait-il ses habits de velours
Qu’on l’embrassait comme soleil le jour
Il vous glissait comme un que le vent pousse
Ah le bon vin ! de-ci de-là chantant
Le souvenir des amours impossibles
Le devenir des amours pris pour cibles
Il en riait ou pleurait plus souvent
Ah le bon vin ! mais c’est Yseult la blonde
Avec Tristan qui le boit tout à coup,
Sa main de feu qui leur brûle le cou
Leur incendie qui dévore leur monde !
Ah le bon vin ! c’est la torche et la flamme
Si haut montées que la peur les saisit,
Si haut domptées que la mort les choisit,
Folie se meurt et se meurent leurs âmes…
Ah le bon vin ! que dit le fossoyeur,
Ces deux roussis n’avaient qu’à le point boire…
Et l’oiseleur qui met des ailes à l’histoire
Avec elle s’envole ailleurs
texte extrait du recueil des poètes d’aujourd’hui ( ed seghers)
Jeux du songe – ( RC )

( variation – réponse sur un texte d’Andrée Chédid )
Les jeux du songe
sont transparents
au flux du présent.
Les remous du cœur
me plongent
dans la toile de la vie
où passe l’empreinte de l’ange
quand nos ombres
lentement se mélangent
comme deux âmes sœurs.
-RC-
Je navigue
Sur les jeux du songe
Sur le flux du présent
Sur l’élan de l’âme
Sur les remous du cœur
D’instant en instant
Au rythme du temps qui nous modèle
Nos ombres se démènent
Sur la toile de vie.
( Andrée Chedid )
Jean-Michel Maulpoix – Chambres –

J’aménage des chambres dans l’encre. J’ouvre les armoires. Je dispose des fleurs dans les vases. Je fais pour la mémoire des lits bien propres. Plus personne n’y viendra dormir. Je reste un instant dans la pièce, puis je ferme la porte. II y a, la nuit , des étoiles et des anges. Au matin, j’ai le cœur défait. Qu’importe que les draps restent tirés et les persiennes closes : ces linges un peu rêches qui sentent la lavande au sortir de l’armoire sont ce qu’il me reste de chair. Les oreillers brodés de fleurs bleues et le gros édredon piqué composent sur le lit la silhouette d’un dormeur imaginaire qu’il serait vain de réveiller.
L’idée de chair
Un dimanche après~midi dans la tête
P.O.L.
Yannis Ritsos – Au balcon

Après la représentation
il demeura caché au balcon
dans l’obscurité.
Le rideau est grand ouvert.
Régisseurs du théâtre,
accessoiristes, éclairagistes
démontent les décors ;
ils ont ramené au sous-sol
une grande lune de verre,
ont éteint les lumières,
s’en sont allés,
en fermant les portes à clef.
À ton tour maintenant,
sans lumières,
sans décors et sans spectateurs,
de jouer ton propre rôle.
Athènes, 4.III.85
texte extrait du recueil » Balcon » ed B Doucey 2017
Louis GUILLAUME – L’étoile

.
Tu es celle qui tremble et celle qui demeure.
Ta voix pleure et pourtant ta voix chante.
Tu es la pierre tendre où vient mourir la peur.
Une joie flotte.
J’écoute un sillage de notes .
Dans tes cheveux s’allume une étoile d’écume.
Grave
tu suivais des yeux les épaves
et tu tendais vers moi des mains de sauvetage.
.
Poèmes choisis
ROUGERIE
Patrick Laupin – Un peuplier –

Nous courions. Nous avons couru sous la pluie vers ces ruines détachées du sommeil. Un peuplier. Lentement le village désert depuis les berges de l'aube. L'écriture des brumes et le matin nu sur ce peuplier. Que reste-t-il d'un peu plus lumineux dans ces premiers mots Quelle image alors déchirée et parlante semblable au vent semblable à la pluie semblable à la lumière morte comme ces yeux fermés
Patrick Laupin
LE JOUR L’AURORE
Poésie
Editions Comp’Act
Claude Roy – le rhinocéros

Le rhinocéros est morne et il louche vers sa corne.
Que veut le rhinocéros ?
Il veut une boule en os.
Ce n’est pas qu’il soit coquet : c’est pour jouer au bilboquet.
Car l’ennui le rend féroce, le pauvre rhinocéros.
Jean-Pierre Siméon – L’avalanche des larmes (extrait)

mais il y a le pas de ceux qu’on aime
dont on sent
exactement quel poids de souffrance pèse
dans le talon
il y a leur poitrine où nous allongeons
notre sommeil
qui se soulève comme les grandes feuilles
sous la brise
là où nous entendons l’oiseau
déchirer ses ailes
.
il y a notre amour qui est un rythme
entre la terre sa terreur et le ciel
car notre coeur est une branche
qui a soif
et qui cherche son fruit par le soleil
et par la pluie
cependant à mesure que la douceur du fruit
s’engendre
une mort transparente monte
dans la sève
.
l’amour serait le vide qu’une clarté
emplit
et l’emplissant terriblement
elle l’agrandit
qui ne sait que l’amour est vaste
et la solitude infinie ?
la poésie commence
où l’amour cogne au vide
là où tout manque se rue l’avalanche silencieuse
des larmes
.
elles ne sont pas ces larmes
larmes de paupière
et le poème n’est pas une élégie
d’eau et de sel
larmes pour elles sans doute
n’est qu’un nom de théâtre
elles sourdent en nous
d’une immortelle absence
comme ce rien pesant qu’exsudent les murs
dans la nuit
.
c’est en chérissant si fort
une main étrangère
et après la main la volonté qui la fait l’épousée
de l’âme
qu’on devient l’obligé malheureux
de la joie
une joie tourmentée chaque jour
à repousser sa mort
une joie au combat sous la ruée silencieuse
des larmes
Traité des sentiments contraires CHEYNE Editeur
Marina Tsvetaieva – le plus grand des mensonges

Je te conterai le plus grand des mensonges
Je conterai pour toi le soir qui tombe et l’ombre.
Les feuilles vertes et les vieilles souches
Et les lumières éteintes et rien ne bouge.
Venu de loin, un homme, sa flûte en main,
Jeune, assis, nu, il joue sans fin.
La grande tromperie je conterai,
La lame perfide dans la main
Le trou brûlant de la lame en mon sein
Et de tes femmes les boucles blondes,
Et le sourire de tes enfants.
Et des vieillards le menton blanc.
Je te conterai le plus grand des fracas
Le tumulte sonore de mon siècle, le fer
Du galop des chevaux contre les pierres.
-extrait des « écrits de Vanves » 1917
Jean Sénac – Matinale de mon peuple –

Pour Baya
Tu disais des choses faciles
travailleuse du matin
La forêt poussait dans ta voix
des arbres si profonds que le cœur s’y déchire
et connaît le poids du chant
la tiédeur d’une clairière pour l’homme droit qui revendique
un mot de paix
un mot à notre dimension.
Tu tirais de sa solitude
le rôdeur qui te suit tout pétri de son ombre
celui que voudrait écrire comme tu vois
comme tu tisses comme tu chantes
apporter aux autres le blé
le lait de chèvre la semoule,
et si dru dans le cœur et si fort dans le sang
la bonté de chacun
le charme impétueux des hommes solidaires
Parle ô tranquille fleur tisseuse des promesses
prélude au sûr éveil de l’orge
dis que bientôt l’acier refusera la gorge
bientôt le douar entamera la nuit.
Tu m’apprends à penser
à vivre comme tu es
Matinale arrachée à l’obscure demeure.
Matinale de mon peuple, Subervie. Rodez, 1961.
Quand la nuit se brise
Anthologie
Poésie Algérienne
Points
sur Anna Quinquaud
quelques images
Bernard Noël – la chute des temps – extrait 1

photo et montage RC
tu regardes
cette chose sans toi qui est toi
de quoi parlions-nous dis-tu
ta main même est muette
est-ce moi que vous avez tué
il n’y a plus moyen de faire la différence
peut-être suis-je quelqu’un qui n’est plus là
mais qui
peut ouvrir son propre corps pour lire
les présages de son identité
il est temps que chacun se souvienne
d’une autre histoire que la sienne
la mémoire s’en va comme le sang
à quoi bon ce que l’on a su
quelqu’un toujours voudrait venir
sous notre peau il lui suffirait
d’être la forme de l’air tout le temps
qu’il demeure dans notre corps
pourquoi n’y a-t-il plus de miracles
ils étaient le retour d’un souffle
dans la bouche capable
de le reconnaître mais les mots
sont trop forts quand ils vont
seuls on les attache l’un à l’autre
comme la respiration attache l’air qui vient
à celui qui va misère
misère où est la bouche libre
et ce trou dans la terre
qui parlait
au cœur ainsi que monte
la sève ou bien le regard
dans les yeux ne m’oublie pas
criais-tu et je n’entendais qu’un pas
d’oiseau et il froissait l’air devant
mes lèvres
qu’est-ce qui change
sinon la qualité quand l’énergie
détruit une différence pour en créer une autre
chaque jour est une différence
où le changeant est moins que le divers
le temps n’est jamais dans la ligne
droite il explose et moi
comment pourrais-je dire aujourd’hui
sans être à bout de souffle
car la fin et le commencement se tiennent
entre les dents qui tiennent ce mot
d’autres ont cherché le chiffre pour rabattre
le devenir sur lui-même tenir la vie
j’ai seulement rêvé de voir cette chose
aérienne un mot qui s’envole
de ta langue et je verrais enfin
ce qui sous nos yeux échappe à nos yeux et tu parlerais
tu parlerais pour que je voie
et nous aurions existé pour cela
dessous la lente migration de l’air dans l’air
mais dis-moi qui
et tout le dehors est une page blanche
où nous allons parmi les puits taris
sur le plafond de la nuit marchent
les morts parle-moi parle
que je croie encore à ces choses
dont nous avons meublé la vie syllabe
après syllabe l’ombre ne prend pas
sous les mots car ils sont le fil
qui raccommode la blessure
mais tu t’en vas les bras chargés
de ma poussière et je ne sais plus si
le regard est fait par le silence
ou la lumière
dis-moi qui
me dira ce qu’il faut faire
de toute cette vie réduite à une fois
et le temps aura la douceur d’un vieux linge
malgré la gâchette et le dernier baiser
puis il ne sera plus jamais trop tard
qu’attendions-nous un nuage est passé
le temps futur est devenu le présent
tu as dit ma conscience n’a pas bougé
et j’ai vu ton visage être cette pierre
dont j’aurais voulu faire ma maison
où mettrons-nous la porte disais-tu
quand chaque instant nous change en
ce que toi et moi ne sommes plus
et je pensais la vie est vaine
pour que le rien devienne créateur
et l’heure suspendue mais la langue
penchait comme une terre basse
après le recul du sens
qui
toujours la même affaire cependant
le neuf part encore de la fin
l’histoire coupe à travers maintenant
comme l’étrave fend la mer
les mouvements de l’une et l’autre
ne sont qu’un dans l’ignorance réciproque
et la contradiction nous sommes nés
des morts comment dire autrement
cette chose simple et qui appelle
car l’histoire n’est pas dans la continuité
elle est une explosion d’instants
que le pouvoir ramasse après
pour les ranger en ordre convenable
ainsi naît l’irréversible le jour
baisse entre les dates les épitaphes
les signatures derrière la main
pousse l’héritage et le temps n’en revient pas
parce qu’il regarde le calendrier
comme on regarde une photographie qui
n’est pas la sienne
miroir miroir
nul ne sait fouiller dans la chair
pas plus que dans l’image où chacun
se connaît à l’envers mais tu rêves
d’ouvrir le chantier de l’origine
les mots s’enroulent aux nerfs
ils les gainent d’un rien qui est
aussi la doublure de tes yeux
comment savoir de quelle étoffe
est le savoir quand l’intouchable
est le savoir lui-même et pourtant
quel plaisir dans la tête à s’habiller
de cela
qui mais qui pourrait
comme l’amour retire sa robe
qui pourrait découvrir l’en-dessous
tu es au monde et tu es en toi
disais-tu touchant mon cœur
et je ne comprenais pas tes mots
mais cela seulement qui mettait en moi
leur bouquet d’air
puis la peau repousse et tu es loin
derrière tes dents ou les miennes
l’un compte ses pas l’autre voit ses os
au bord d’une chose immense et floue
la vie qui revient dans la bouche
est une vie changée par le sens
je regarde par-dessus mon épaule
et ne me vois pas venir
mais qui disait
retourne-toi afin que l’avenir change
de place on a planté des morts
à tous les points de l’horizon
chaque direction reste immobile
le temps a les mêmes lèvres que la mer
sauf pour qui s’en va dans
son propre regard et devient l’eau de la lumière
mais les dimensions le ramènent
vers la pierre illisible
et NON
comme le pied du nageur dit non
quand il touche le fond
rien n’aura suffi puisque tu ne suffis pas
à ce que tu es un jour la trace
est perdue et ton souffle passe mes lèvres
quel vivant reconnaît en lui-même
ce qui est plus vieux que lui
et pourtant j’écris avec cela
mon visage est un souvenir
dont personne n’a gardé la mémoire
l’oubli roule des cargaisons de mots
chaque corps est une rive
où font signe la langue
et les gestes du naufrageur
Jacques Ancet – Courbe du temps –

souvenons-nous toujours de la lumière sur les fleurs roses du pêcher de la lenteur des gestes une main sur un front de la lenteur des choses cette lenteur terrible de la vie comme une boucle qu'on dénoue
Courbe du temps – 1971-1972 ( épuisé)
voir les blogs de Jacques Ancet :
http://jacques.ancet.pagesperso-orange.fr/textes.htm
Jean- Claude Pirotte – vesper –

la douceur c’est le passage des péniches dans le soir puis les berges de la nuit et les vallées du sommeil on voit s’allumer l’enseigne du Café de la Marine les bateliers se saluent d’Anseremme à Rotterdam ils ont transporté le sel le ciment le manganèse ils boivent des bières noires le genièvre de Hasselt et sur le marbre des tables ils frappent leurs paumes larges et parlent toutes les langues dont les fleuves sont l’écho
Ardennes
Le promenoir magique et autres poèmes
Ed La table ronde