Zao-Wou-ki – Peindre, toujours

Peindre, peindre, toujours peindre, encore peindre le mieux possible,
le vide et le plein, le léger et le dense, le vivant et le souffle
le vide se creuse sous nos pieds – ( RC )

Désolé pour les rides
qui s’accumulent avec les années :
l’étendue de la consolation
ne tient pas compte du vide
qui se creuse sous nos pieds .
Nous buvons la lumière
à mesure que nous avançons.
Quand nous l’aurons toute épuisée,
nous ferons le chemin à l’envers
en remontant notre mémoire.
La lumière sera intérieure ;
— de l’incandescence,
il ne filtrera que peu de chose
personne ne pourra savoir –
que nous approchons la renaissance.
Nathalie Bachand – la table de cuisine

On est assise à la table de la cuisine, la nuit.
On observe des roches blanches. Il y a le thé et le napperon vert-de-gris.
Le thé dans la théière métallique et dans la tasse blanche.
Le napperon sur la table rectangulaire bois de pin et le cahier sur le napperon.
Le stylo à encre noire. On ne va pas écrire.
On a bu le thé et enlevé le napperon. Puis ses vêtements.
C’est le corps chaud qu’on s’est étendue sur le dos, nue, en étoile.
Le cœur en mouvance dans le corps immobile.
On a imaginé les étoiles par-delà le plafond, le stuc en donnait presque l’illusion.
Ce n’était pas spécialement singulier.
Simplement une façon comme une autre de se détacher de soi.
Coucher le corps plutôt que l’écriture, suspendue hors de soi pour un temps.
On a tenu deux roches: une dans chaque main, bras ballants dans le vide, les mains tournées vers la nuit.
Le corps étendu en étoile sur la table, un million de minuscules stucs de plâtre dans les yeux, deux roches froides et blanches dans les mains.
Une parfaite impossibilité d’écrire dans cette immobilité minérale et son cœur, d’un rouge éclatant dans la blancheur de cette cuisine devenue l’antichambre de soi-même.
Les roches sont devenues tièdes au creux des mains.
On aurait dit deux cœurs ossifiés: tout le corps comme un os.
On est longuement restée ainsi.
Et puis, les bras engourdis, on a légèrement retourné les mains vers le bas.
On a lâché les roches sous la table.
C’est dans le vide quelles sont tombées.
origine du texte revue québécoise « Jet d’encre n°9 »
Nathalie Bachand est diplômée en pratique des arts à l’université de Québec Montréal et s’intéresse à la relation entre l’art et l’écrit.
Candice Nguyen – la nourriture des méduses

Ces mots prisonniers des rochers et l’eau qui bat entre, inlassablement.
C’est une lumière noire qui décline sur la peau de visages rougis par le froid et les sourires piqués par les sels sont laissés là en feu sur la route des marées. Ils flotteront dans le bleu de l’obscurité toute la nuit et disparaîtront dès les premières agitations au matin. C’est la Baltique, en octobre, une nuit, c’est un silence lourd cassé par le ronronnement des machines et le reflux des méduses qui capturent en leur ombrelle toute la lumière des étoiles dont elles se repaissent avides, exclusives, affamées, en ces heures creuses du monde. Elles ne partagent pas. Elles conservent jalousement le trésor précieux et dans une lenteur agressive et gracieuse, elles attendent la mort pour renaître. Les méduses se reproduisent lors de leur mort. Coefficients, force des vents et l’écume blanche qui dégouline alors de nos corps mouillés, souillés, à bout, c’est dans la vase maintenant que nos lèvres se débattent et nos langues abandonnées au vide et l’absence de sens fouillent et triturent la nourriture des méduses en espérant y retrouver leur jeunesse et les balbutiements des premiers instants, des premiers jours – les premiers mots, inlassablement.
Carcasse d’un demi-queue en grimaces – ( RC )

photo: Robert Meffre – Lee Plaza Hotel – Detroit
Dans la vaste salle du Lee Plaza
les chaises renversées attendent sans public…
Arcs à caissons, décorés pour des fastes
costumés, . bals sur les parquets cirés
la lumière accrochée aux gravats bleutés
souligne un décor, – quelque peu fortuit –
de fenêtres ouvertes sur courants d’air
et carreaux qui font – en reflets
d’un vide silencieux – leur petit effet
–
Alors que trônent d’un air oblique
les touches d’un clavier tenace
accrochées à la carcasse
du demi-queue en grimaces
imposant de ses cordes croisées
témoin hagard, .. spectre à musiques
…un silence aux accents déglingués.
RC
9 fev 2012
—
voir aussi » il était une mazurka »
Thomas Vinau – Sun/sun

C’est pour ça que des hommes parlent fort.
Hurlent. Courent.
Et travaillent.
S’épuisent chaque soir.
C’est parce que c’est vide et c’est noir dedans.
C’est pour ça qu’on a appris à lire.
À écrire et à compter.
À souder et à conduire.
C’est pour remplir le noir dedans.
C’est pour ça qu’on court après un ballon.
Qu’on escalade une montagne.
Qu’on répertorie les papillons.
C’est pour ça que des hommes ont inventé dieu
et les ampoules électriques.
Ont construit des églises et des appartements.
C’est parce que c’est noir dedans.
Instant – (Susanne Derève )

Au lever d’un jour incertain,
la vitre me renvoie une image figée
que noient les verts humides du matin,
la ligne bleue des toits sagement alignés,
un paysage urbain
On croirait entrevoir un tableau de Hopper :
silhouette oisive accotée au comptoir
d’un bar ou d’une chambre vide
un mannequin de cire aux prunelles livides
au regard orphelin …
Ce n’est que mon reflet traquant mes rêves
souterrains,
la table de cuisine et le pain
une tasse jaunie où tiédit le café :
le même néant sans objet.
À tasse vide coupe pleine,
trinquons aux instants qu’on égrène
… comme des pans d’éternité
Comme chez Francis Bacon – ( RC )

Si c’est la chair abandonnée,
de peine, de joies, de rages,
l’éclairage cru, d’otage,
le sang égoutté
lentement dans la nuit,
cette grande baignoire
où la vie s’enfuit
d’un coup de rasoir.
Difficile ainsi de se représenter
en auto-portrait….
- plutôt se filmer là,
devant la caméra :
machine sans émotion
oeil indifférent
où s’installe l’espion
de nos derniers instants
( Pour ceux qui aurait du mal à le croire
en léger différé – vous pourrez revoir
la vidéo prise ce soir là ) :
une fleur pourpre s’étend
lentement sur le drap ,
- un bras pend
- et la lumière s’éteint
Bacon aurait pu peindre
cet évènement sur la toile:
une pièce presque vide
- un fond bleu pâle
- une sorte de suicide
sous un éclairage livide
cru dans son contour électrique
une ampoule laissée nue
( on dira que cela contribue
au geste artistique ).
Un corps semblant inachevé
aux membres désordonnés
exhibés comme dans une arène
livré au regard obscène
alors que , pour tout décor
l’air brassé par un vieux ventilateur
tourne lentement encore
dans d’épaisses moiteurs
La peinture a de ces teintes sourdes
comme enfermée dans une cage
On n’y rencontre aucun visage
c’est une atmosphère lourde
de senteurs délétères,
dont elle demeure prisonnière.
Même exposée dans le musée,
elle sent le renfermé …
Paysage – ( Susanne Derève)

Broyer le vide
le tordre comme un linge
J’en fais surgir des paysages que ne recouvre pas la mer
et qui pourtant moutonnent comme des vagues
à l’horizon
des verts profonds qui se chevauchent
et qu’au matin grise le gel
Une main y dessine pour moi le contour d’un chemin
l’herbe légère
Je lui dirai d’y ajouter quelques galets
pour changer le cours des rivières,
et la roue d’un moulin
y tissera les pleins arceaux du jour
ceux de magie et de lumière
où les heures s’étalent
Ainsi la couleur déposée sur la toile
en cerne les contours
Ahmed Kalouaz – A Genève, tu feuillettes, ce qu’il reste de moi
Il faut en reprendre l’habitude
l’hiver a couché sa saison
sur le Léman ;
les bateaux ne sont plus
que des coques givrées.
Il fait un froid terrible.
Dans la petite pièce
du quai de Miremont,
tu guettes le passage des enfants
au retour de l’école
alors que le courrier est en cheminement.
D’ici ne te parviennent
que des images de télévision,
des coups de feu d’une ville en émeute.
Un désordre sans inventaire possible,
un temps de chien.
Ici l’on dit
qu’un temps de chien est aussi
un sale temps pour les hommes.
Ces hommes comme des vagues
qui viennent se briser
indéfiniment et meurent
dans l’écume de l’habitude.
A Genève tu feuillettes
ce qu’il reste de moi
dans les tiroirs ;
ce qu’il reste de regards
sur les photos
diseuses de bonne aventure.
Le vide est là, au bord
de tes paupières de tulle blanc.
Déjà j’ai ordonné
au téléphoniste
de ne plus rien passer.
Mourir est un silence
à impulsions discrètes,
une falaise d’illusions,
alors que rien ne prouve
l’inexistence d’une suite.
Sur Genève il fait froid,
tu me disais encore dormir
dans le brouillard
retrouver les traces de mes doigts
sur ton ventre ;
là où toutes choses naissent,
là où toutes les douleurs s’enferment.
Un passage d’avions dans le ciel
quelques impacts étoilent
la façade d’en face
et je suis en instance de silence.
De l’autre côté les mêmes voiliers
inquiéteront le vent,
traverseront le soleil
et diront que le monde
n’est pas universel.
Quand un immeuble s’écroule à Beyrouth,
la mer tire la couverture et les enfants
continuent à courir,
sur les plages minées.
extrait de » à mes oiseaux piaillant debout «
Dominique Grandmont – le spectacle n’aura pas lieu ( extrait 01 )
photo Josef Südek
De sorte évidemment qu’ils seraient là sans l’être sous la peau déchirée des murs où des lambeaux d’annonces dessineraient pour eux une carte inconnue peut-être
un quartier comme un autre ces cafés agrandis par la résonance construits tout en longueur pour qu’on ne puisse pas compter les silhouettes ni trouver l’entrée
Un tel silence pourtant le samedi après-midi les guêpes s’énervaient tu le lui disais un peu plus quand on entendait l’hymne national qu’on se serait cru dans un studio après quoi dans des cours envahies d’herbes folles qui atteignent la poitrine ou bien quand tu t’arrêtes en plein milieu d’une phrase la lumière est si fausse que toute la ville est vide
C’est seulement quand ils tournaient la tête qu’on s’apercevait qu’ils n’avaient
qu’un seul profil et pas de visage ou restée dans les yeux mais verts tu l’oubliais toujours comme à travers une vitre l’ombre sans vêtement une route sur la colline
‘
du chapitre « L’autre côté du vide »
« Le spectacle n’aura pas lieu » a été publié chez messidor 1986, dispo aussi en version numérique.
Zbigniew Herbert – la pierre blanche

Il suffit de fermer les yeux –
mon pas s’éloigne de moi
comme une cloche sourde l’air va l’absorber
et ma voix ma propre voix qui crie de loin
gèle en une pelote de vapeur
mes mains retombent
encerclant la bouche qui crie
le toucher animal aveugle
se retirera au fond
de cavernes sombres et humides
subsistera l’odeur du corps
la cire qui se consume
alors grandit en moi
non la peur ou l’amour
mais une pierre blanche
c’est donc ainsi que s’accomplit
le destin qui nous dessine au miroir d’un bas-relief
je vois le visage concave la poitrine saillante et les coques sourdes des genoux
les pieds dressés une gerbe de doigts secs
plus profonde que la terre le sang
plus touffue que l’arbre
la pierre blanche
plénitude indifférente
mais les yeux crient à nouveau
la pierre recule
c’est à nouveau un grain de sable
noyé sous le cœur
nous absorbons des images nous remplissons le vide
notre voix se mesure avec l’espace
oreilles mains bouche tremblent sous les cascades
dans la coquille des narines vogue
un navire transportant les arômes des Indes
et des arcs-en-ciel fleurissent du ciel aux yeux
attends pierre blanche
il suffit de fermer les yeux
L’indépendance des choses – ( RC )
Comme en strates . c’est de la matière qui se dépose…
On pense généralement à de la poussière,
ou bien les flocons de fausse neige
qui retombent lentement , une fois qu’on a posé la boule
après l’avoir secouée.
On ne pense pas que les choses ont cette indépendance,
comme il est fastidieux de toujours grouper par famille,
par genre, – à la façon des entomologistes,
qui détectent , parmi les insectes,
leurs caractéristiques communes, et les classent par genre .
Il en est ainsi des papiers.
Tous les papiers administratifs qui s’accumulent,
les factures et les publicités qui s’entasseraient
dans le plus grand désordre,
si on ne venait pas relever la boîte aux lettres .
Il faut classer par formulaire, par couleurs, par années…
mais il y en a toujours qui s’échappent,
du fait de l’inattention ,
et se retrouvent dans d’autres classeurs,
ou dans un livre fermé par inadvertance.
Aller à la ramasse, ce serait aussi comme
trier les champignons,
les comestibles, et ceux qui ne le sont pas
ceux qui se dissimulent,
et font semblant d’être bons….
J’imagine plutôt
…. quelque chose d’insaisissable :
Les vrais objets auraient pris la file de l’air,
aspirés par on ne sait quel phénomène,
il se serait créé un vide sidéral.
Il ne resterait que leurs images ,
et celles-ci clignoteraient encore quelques jours,
à la façon d’hologrammes,
avant de se fondre dans l’obscurité.
Un néant ?
Non, pas tout à fait,
mais > un monde derrière, qui existe,
ayant bu les objets
et gommé leur surabondance.
rendant l’air à nouveau respirable .
–
RC – oct 2017.
André Bay – Dérives blanches
assemblage-sculpture: Louise Nevelson
–
En « avant-propos »
Le Blanc m’obsède
Le Blanc me tourmente
Le Blanc me poursuit, m’aveugle
Couleur des limbes crépusculaires
Suaire des résurrections mortes
Compagnon des crépuscules du soir et du matin
Candidat de blanc vêtu
Blanc qui es-tu ?
Mort poursuivant la vie
Vie poursuivant la mort
Rideau de ma vie morte
Jour tissé de nuit
Blanc de l’amour ici
Et de la mort Là-bas
Blanc de l’absence remplie de vide
Complice du temps qui passe
Le Blanc m’envahit doucement
Et irrésistiblement m’entraîne
Devant la Grande Porte.
Tandis qu’il me pousse et m’attire
Je le distingue partout
Il apparaît là où je ne le voyais pas
Il me poursuit et je le traque…
Avec espoir de mieux le comprendre
Doux compagnon de mes vieux jours…
Bassam Hajjar – des maisons ( fin )
aquarelle : Paul Klee – vue de Saint-Germain
T’éloignes-tu à présent ?
Et ceux qui sont debout là-bas recouvrent-ils de blanc ton absence ?
La poussière trouve-t-elle son chemin vers toi ?
Le soleil de l’hiver abîme-t-il tes vêtements ?
Pleures-tu ?
Alors ne laisse pas les pleurs changer quoi que ce soit en toi
ni le rouge dans tes yeux
ni la barbe qui pousse.
Ainsi tu t’orienteras dans le sommeil,
si tu le peux,
car les maisons que nous quittons
délaissent leurs murs
leurs seuils, leurs entrées surpeuplées de vide,
et les maisons nous quittent,
et nous revenons habiter leur absence.
(Lyon, octobre-novembre 1985)
Des grands serpents au jardin étoilé – ( RC )
Van Gogh – la nuit étoilée
Du jardin étoilé
c’était un toit
pesant son poids
de ciel d’été
de plusieurs atmosphères :
un vide abyssal
parcouru de mistral
qu’une fausse lune éclaire,
les nuées se déroulant furieuses ,
loin du village immobile ,
– et les fers du campanile –
vallée ténébreuse
à la tranquilité factice
pourtant inquiète et raide
comme Le Greco peignant Tolède
au bord du précipice .
Des cyprès sont des flammes noires,
que l’on entendrait crépiter
défiant la réalité
d’un paysage expiatoire.
Celui-ci n’est pas décrit
avec exactitude ,
car la solitude
de Vincent est un cri
emportant tout sur son passage :
une nuit profanatrice
jetant ses feux d’artifice
juste avant l’orage
et qu’elle ne vrille
de ses grands serpents
un ciel devenu dément
au-dessus des Alpilles .
–
RC – juill 2017
Lié à la transparence – ( RC )
C’était comme un cauchemar,
car , au sortir d’un songe
je n’avais plus de visage,
comme le disait le miroir :
j’en avais perdu l’usage,
peut-être la glace renvoyait-elle un mensonge…
derrière moi – que du noir…
– ce qui est difficile à décrire…
c’est ainsi que l’on pense reconnaître
le plus commun des vampires
– n’arborant même pas une tête de mort…
or, j’étais vivant – et sûr de l’être
mais par un coup du sort
je n’avais plus d’apparence…
une vision un peu fantasque,
liée à la transparence :
j’ai dû me composer un masque,
copié sur un homologue :
une figure de cire
trouvée dans un catalogue :
histoire d’appartenir
à l’humanité ordinaire
que l’on croise d’habitude
sous toutes latitudes,
tous se donnant des airs
d’être eux même ..
mais comme savoir
si c’est un stratagème
donnant autre chose à voir
qu’ un vide habité:
quelqu’un définitivement effacé
qu’il a fallu remplacer
par une autre personnalité…
–
RC – nov 2016
Socrate – ( RC )
peinture: J L David: la mort de Socrate
En suspens sa phrase commencée
il peut reprendre son haleine
au bord de la falaise, avancé
il n’est pas au bout de sa peine :
personne ne voit que s’interrompt la ligne :
le discours peut reprendre
les dieux lui font signe
le temps peut se suspendre
nul n’attend son départ
quand il porte à ses lèvres le verre :
il peut savourer le nectar,
et bientôt voir à travers :
Baisse le niveau du breuvage
comme la mer se vide
découvrant la plage
une étendue livide
Passant du verre au bronze ancien
pas de vin écarlate
ni le sirop du pharmacien,
mais le poison offert à Socrate
Tu peux le voir, inclinant son calice,
les compagnons détournant la tête,
et lui, boit – comme avec délice
( on l’imaginerait bientôt « pompette »)
tout cela sans qu’il confesse
l’idée même d’une vie interrompue
dans la curieuse ivresse
donnée par la cigüe
comme quoi on ne sait pas où mène
une simple boisson :
l’accompagnant comme pour la Cène
( ce dernier repas manquait de cuisson )
C’est à mesure que tu bois,
que tu t’éloignes des bords,
> c’est ainsi que l’on se noie,
et qu’on trinque avec la mort.
–
RC – oct 2016
Le temps rit de toutes ses dents – ( RC )

–
Le temps rit de toutes ses dents ,
appelle la calligraphie mobile des arbres,
le hennissement des chevaux
et l’éternuement des nuages .
( toujours pressés, ceux-là ! ) .
Les hommes se sont un jour
approprié le paysage, en traçant
de longues pistes, cultivant jusqu’au fleuve.
Pour marquer leur emprise,
ils ont construit un temple,
aux lourdes pierres, abritant
l’esprit des dieux, pensant
dialoguer avec l’éternité.
Mais on ne l’a pas à l’usure.
La lune brille toujours entre les branches.
Oui, ce sont d’autres branches,
et d’autres arbres.
Et d’autres hommes sont passés,
ont vécu, puis sont partis,
abandonnant leurs dieux , coincés dans les sanctuaires.
Désormais vides de prières.
Les statues regardent dans le vide,
( ou plutôt leur regard s’est voilé ) ,
couvert de mousses.
La jungle a repris le dessus :
> la nature a horreur du vide.
–
–
RC – avr 2016
Un encrier versé sur le vide – ( RC )
Il y a un ciel d’orage en été,
Mais toi-seule peut le voir,
et cet encrier versé
sur le vide et la vie
dont tu pétris
la vaste esquisse…
Des nuages aux contours noirs,
Des bêtes étranges, les dents acérées,
Se bousculent et se développent
Dans l’esprit de brume
où tu navigues seule ,
bien au-delà
– on ne peut plus te suivre –
D’ailleurs le dessin au fusain,
retourne à la poussière,
et toi, à ton destin.
Il n’y a sur la page,
que les traces de tes doigts ,
mêlées aux premières gouttes
d’un ciel qui bascule .
–
RC – avr 2016
Bassam Hajjar – maisons pas encore achevées
Maisons improvisées dans l’étendue vide
pas encore achevées
et vides encore
d’ habitants.
Mais elles sont, depuis le commencement, habitées par le personnage
des souvenirs.
( Comme s’il n’y avait pas de mur et qu’avec cela, malgré cela,
on y ouvrait une porte. Comme s’il n’y avait pas de père, de
mère, d’enfants, et qu’avec cela, malgré cela, il y avait des
lits, des vases, des livres et une table. Comme s’il n’y avait pas
de salle de séjour et qu’avec cela, malgré cela, il y avait des
canapés, une table basse, une lampe, une télévision, des tiroirs
pour le papier à lettres, les journaux intimes,
les numéros de téléphone, les adresses postales, la note de l’épicier, la facture d’électricité, la boîte d’aspirine, les stylos à encre, les crayons à papier, le livret de famille, le vieux passeport, la boîte de dragées et la vieille montre, la boucle d’oreille qui reste en
attendant de retrouver l’autre, le carnet, beaucoup de clés,
dispersées ou reliées par un anneau et personne ne se souvient
maintenant si elles ouvraient des portes et où sont ces
portes…)
–
extrait de « Tu me survivras – «
Abdallah Zrika – Les murs vides de mon corps
–
Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c’est le jour où j’ai décidé de m’arracher de mon corps. Je ne sais pas comment cela est arrivé. Mais je me suis trouvé comme ça : j’ai ôté tous mes vêtements.
J’ai ouvert un peu la porte. Je ne sais pas comment j’ai fait. J’ai voulu sortir tout nu.
J’ai voulu tout jeter comme on jette une ordure. J’ai senti à ce moment-là que tous les gens étaient contre moi, que même les mots me fuyaient, que j’étais devenu vide.
Complètement vide.
Un vide qui résonne. Et complètement vide de mots. Moi qui avais décidé de ne mettre aucun vêtement, aucun nom, aucune désignation…
J’ai senti que toute chose se détachait de moi, se dissipait, je n’avais pas ôté seulement mes vêtements – leurs vêtements si je puis dire, leurs : je ne sais pas dire autrement – , mais j’ai ôté tout ce que j’ai vécu.
Peut être n’ai-je rien à laisser qui m’appartienne, tout leur appartient, même mes ordures. J’ai ouvert encore un peu la porte. J’ai vu le premier mur devant la porte.
Même ce mur m’est apparu tout nu, rasé, chauve. J’ai reculé un peu pour écrire le premier mot qui m’est venu après avoir pris une décision. mais j’ai senti que ma tête était vide, d’un vide incroyable. Le papier est resté blanc, d’une blancheur presque bleue. j’ai senti que les mots sont comme les vêtements, lourds et suant, que toute chose est lourde d’une lourdeur insupportable et qu’il n’y a que moi à être léger, très léger. Puis je me suis retrouvé en train d’ouvrir toutes les fenêtres, même le robinet d’eau, et d’allumer toutes les allumettes que j’avais.
Plus tard, j’ai entendu frapper et une lettre glisser sous la porte ; une voix suffocante disait : facteur. je ne sais pas pourquoi mes doigts n’ont pas bougé affin de toucher la lettre restée, moitié à l’intérieur, moitié à l’extérieur, sous la porte. Je ne pouvais rien toucher comme si une paralysie totale me prenait. je sentais seulement mes yeux qui bougeaient tout seuls, ou il me semblait qu’ils bougeaient, je ne savais pas.
C’est terrible ce qui m’arrivait, une faim incroyable m’avait prise mais je ne pouvais toucher le pain qui était sur le coin de la table. Puis j’ai vu que le mur était vide, d’un vide que je n’avais jamais vu, que je n’avais jamais senti avant. Et ces jambes – mes jambes – , allongées là, avec des poils lourds, d’une lourdeur que je ne peux supporter. Je n’ai pas su ce qui s’est passé lorsque la nuit est venue. Je n’ai pas allumé la lumière, les heures se sont succédées, et je n’ai pas senti le sommeil.
Et au matin, je n’ai pu distinguer les mots que j’entendais de loin. Je n’ai pas ouvert la porte quand j’ai entendu frapper encore. Et lorsque je les ai entendus, en plein jour, je ne suis pas sorti comme je l’avais décidé le premier jour. Je n’ai pas fait attention à la voix du robinet ouvert.
Et je n’ai pas touché – oui, touché – le pain posé sur le coin de la table, je l’ai jeté par la suite afin que la table soit tout à fait vide. Je ne supportais rien, même pas un tout petit point sur la table. J’ai jeté plusieurs papiers sur lesquels j’avais écrit, avant. J’ai laissé la chaise et je me suis assis sur le froid du sol. Je me suis réjoui de voir le verre vide, les allumettes brûlées jetées ici et là.
J’ai éprouvé une joie énorme en voyant une mouche morte. Je me suis vu comme cette mouche, sans mouvements. Les pattes croisées et déformées. Je suis resté comme ça, sans bouger, lorsque j’ai entendu des voix, dehors, et je n’ai pas regardé par la fenêtre. Tout est loin. Loin. Je me sens très petit, d’une petitesse sans égale, et toute chose est plus grande, très grande. Même ce point que je vois sur le mur.
Tout est grand, très grand. Comment ne m’en suis-je pas rendu compte auparavant ? Je me sens très détaché de tout, solitaire, d’une solitude terrible. Même la faim s’est détachée de moi.
Je la sens plus grande que moi, plus grande que cette pièce même. Je ne parviens pas à la distinguer. J’ai vu une lettre posée là, une lettre que je n’ai pas ouverte, là depuis trois jours. Je ne l’ai pas touchée. Je sens que ma tête est vide, complètement vide, et aucune pensée n’est dedans. Rien. Rien. Ce mot qui résonne vide dans mon vide. Je sens que quelque chose me tient cloué là, entre ces choses qui ne me concernent pas.
J’ai encore entendu – ou imaginé – frapper avec insistance à la porte. Ce sont les autres. C’est leur porte. Ce n’est pas moi, je n’ai aucune porte. Je n’ai aucun mur. Ce sont les murs des autres. Je n’ai aucune maison.
Même ces choses-là leur appartiennent, à eux. Ce sont eux qui les ont jetées hors de leurs portes à eux, ce sont eux qui m’ont jeté ici. J’habite entre leurs murs et devant leurs portes.
Les gens qui frappent à cette porte, frappent à leurs portes, et peut-être me disent-ils de m’éloigner de leurs portes, de leurs murs.
Que vais-je dire ?
Ai-je vraiment quelque chose à dire ?
———
Abdallah Zrika dans Petites proses, éditions de l’Escampette.
Georges Lisowski – troisième élégie
sculpture : McDermott
Je ne connais plus l’éblouissement pourtant
je l’ai connu je me couvre les yeux contre un vent de sable
j’appelle des mots qui sont en retard de plusieurs années
années vides de quoi que ce soit de beau
Imprudemment je pénètre le labyrinthe du langage
et voulant émerger à la lumière du jour
je dis trop ou je dis trop peu
les signes me fatiguent, je me raccroche aux choses
Toi qui apaises l’inquiétude des hirondelles
tu m’as compris
mais bien trop à la lettre, le monde s’est éloigné
et l’oiseau est une pierre
le visage humain se transforme en paysage
Georges Lisowski ( 1972-76)
Brigitte Celerier – sur une photo d’August Sander
Je reprends une partie de son article visible ici,
Qui nous évoque cette photo d’August Sander :
Samuel Beckett – sans ce monde sans visage ,sans questions
–
que ferais-je sans ce monde
sans visage sans questions
où être ne dure qu’un instant
où chaque instant
verse dans le vide
dans l’oubli d’avoir été
Samuel Beckett
Ne pas fermer, et conserver à l’abri de la poussière – ( RC
–
–
Tourner le dos au miroir,
La défaite du corps,
Retourner dans soi-même,
Sur un chemin parcouru,
Eviter la nostalgie,
Ajouter deux cuillers de sel,
S’embarquer pour un voyage,
Pour inventer le futur,
Oser le pas dans le vide .
Il n’y a pas que le réel,
Qui nous soutient,
Encore faut-il y croire.
–
Ne pas fermer et conserver,
à l’abri de la poussière.